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Aone et Shōyō suivirent Tobio à l'arrière du bâtiment puis s'enfoncèrent dans un dédale de bureaux. Hana était restée avec Adèle. Elle n'avait pas voulu venir voir le crevard. Aone ne lui jetait pas la pierre. Lui-même n'était pas certain du bien-fondé de ce qu'il faisait. Il n'avait pas oublié ce qu'Archie lui avait dit à propos d'Absinthe. Le danger qu'il représentait. Il savait aussi que Shōyō aurait sans doute préféré rester avec Hana et Adèle, mais, de toute évidence, son envie d'être près de son ami était la plus forte.
Un incendie avait partiellement détruit l'arrière du bâtiment. Au fond, certains murs étaient écroulés, ce qui permettait de passer aisément d'un numéro à un autre. Ils crapahutèrent ainsi dans les gravats jusqu'au fast-food, où Tobio les mena à la cuisine. Un escalier descendait au sous-sol.
Aone alluma sa torche pour s'assurer que la voie était libre.

- Mollo avec ta lanterne, Diogène, recommanda Tobio. Et, quand on sera en bas, mets la main dessus, ok ? Abcie est comme E.T. Il aime pas la lumière forte.

Aone baissa sa torche et leva son épée.

- C'est idiot, fit-il, davantage effrayé par ce qui l'attendait en bas que par l'armée de crevards massée dehors. Et si y nous attaque ?

- Ouais, dit Tobio. Y a ça aussi. Il est un peu chaud bouillant. Un carnivore, un carnaval, un cannibale. Trois en un.

- Génial.

- Mais si je suis là, il est cool. Un peu comme si on était potes. On parle le même langage.

- Le baragouin, répliqua Shōyō.

- Épargne-nous tes commentaires, petit bout, dit Tobio.

- Donc tu penses qu'on craint rien ? demanda Aone en descendant une marche d'un pas hésitant.

- Avec deux beignets comme vous, je peux rien promettre.

- Pour une fois, Tobio, sois direct, le coupa Aone. Ça craint ou pas ?

- T'inquiète, ça va roule rouler comme sur des roule roulettes. Tu vas voir ce que tu vas voir, mon frère. Il va être l'atout dans notre manche. Le génie dans sa lampe. Le fanal dans la nuit.

- C'est bon, Tobio. C'est bon, l'arrêta Aone avant de se tourner vers Shōyō et de lui confier sa torche. Tiens, je te charge de l'éclairage. Moi, j'ai besoin de tous mes moyens.

Puis, brandissant son épée des deux mains, il descendit prudemment l'escalier.
Il flottait une odeur de crevard et Aone avait la bouche très sèche. Au bas de l'escalier, ils dépassèrent des sanitaires réservés au personnel, puis pénétrèrent dans un petit débarras rempli de cartons et de produits de nettoyage. Au fond, se trouvait une sorte de porte en acier, close. Tobio fit signe à Shōyō, qui cacha la lumière de la torche.
Le premier s'avança jusqu'à la porte.

- Ouvre-toi, rue Sésame ! ordonna-t-il en tirant la poignée.

La porte grinça. Tous trois pénétrèrent à l'intérieur.
Aone vit des tuyaux, d'énormes boites de conserve, une chaudière et, assis sur un banc, un homme nu.
Sa peau disparaissait sous une pellicule de moisissure verte. Il avait de grands yeux pâles, une tête chauve, de longs membres maigrelets et un ventre rebondi. Les mains entre les genoux, il faisait tinter entre eux ses ongles tire-bouchonnés, d'une longueur prodigieuse.
Il se détourna vivement et cracha quand Shōyō le balaya malencontreusement avec le faisceau de sa torche.

- Tout va bien, révérend Green. Ils sont avec nous. Je nous ai trouvé un peloton de choc et, ensemble, nous allons sauver votre peau verte et hirsute. Maintenant, debout et en avant ! lança Tobio en tapant dans ses mains.

- J'veux pas sortir, geignit le Green Man.

- Désolé, Ra-Ra-Raspoutine, Russia's greatest love machine, mais c'est le menu, pas la carte. Le démon se déchaîne là-haut. Si tu reste là, je ne pourrai pas te protéger.

- Je suis une étoile filante, déclara le père en se drapant dans sa dignité. Je mérite le respect.

Aone gardait ses distances. Archie lui avait dit que le crevard pouvait se montrer rapide quand il le voulait.

- Allez, lève-toi, ordonna Tobio comme s'il s'adressait à une chien désobéissant. Je t'ai bien emmené jusqu'ici, non ? T'as pas confiance en moi ?

- J'ai tellement faim.

Sur ces mots, il tourna ses grands yeux chassieux vers Shōyō et se lécha les babines d'une langue rose vif. Tobio attrapa la torche et la lui braqua directement dans les yeux. Le Green Man cracha et se recroquevilla.

- Oublie ça, Quasimodo ! cria Tobio. On est tes amis, pas ton dîner. Maintenant debout ou je te laisse et je ferme la porte.

- Bon, bon, je viens, répondit l'homme en se dépliant.

Il restait là, les bras ballants, les épaules voûtées.

- Je veux juste un peu de respect.

- Compte là-dessus, bonhomme. En attendant, passe devant qu'on puisse t'avoir dans le collimateur.

La petite troupe remonta ainsi l'escalier et rejoignit l'immeuble de bureaux, le Green Man maugréant tout du long. Arrivé au bout du couloir, il se figea et refusa de faire un pas de plus.
Aucun signe d'Adèle et Hana. Du dehors, leur parvenait le ramdam des crevards, qui continuaient de taper et cogner sur tout et n'importe quoi. Mal à l'aise, le Green Man se frottait les mains, faisant toujours racler ses ongles.

- Y a trop de bruit, ici, lâcha-t-il. Ils me crient tous dessus. Ils veulent pas me laisser tranquille. J'ai des bourdonnements plein la tête.

- Crie-leur dessus, toi aussi, répondit Tobio. Dis-leur de la boucler.

- C'est une idée, ça, fit le Green Man en esquissant un sourire malin.

- Vas-y, l'encouragea Tobio.

L'homme ferma les yeux, mit sa tête en arrière et tendit les bras devant lui avant de se figer, aussi immobile qu'une statue. Aone retint son souffle. Absinthe était en position d'arrêt. Comme les pointers. Se pouvait-il qu'il puisse communiquer avec les crevards qui se trouvaient dehors ?

- Qu'est-ce qu'il fait ? demanda Shōyō.

- On dirait un pointer, fit Aone.

- Un quoi ?

- Un petit docteur Dolittle, répondit Tobio. Il sait parler avec les animaux.

- On est obligés de l'emmener avec nous ? demanda Shōyō qui, jusqu'ici, n'avait pas encore osé poser les yeux sur l'odieuse créature.

- Je crois bien, dit Aone, fasciné.

- Tu vois ? poursuivit Tobio. Je te l'avais dit. En plus d'être un premier prix de beauté, c'est peut-être aussi notre ticket de sortie.

Il y eut du mouvement à la porte. Kanji arriva en courant, le pinceau de lumière de sa torche dansant devant lui.

- J'sais pas ce qui se passe, Aone, lâcha-t-il avec empressement. C'est devenu tout calme dehors. Je pense qu'on devrait en profiter pour se ti... sainte merde !

Découvrant le Green Man, il fit une grimace de dégoût et jura de nouveau.

- Tu veux que je m'en occupe ? demanda-t-il en levant sa hache.

Aussitôt, Tobio bondit devant lui en écartant les bras.

- Minute, papillon, cria-t-il. Monsieur est avec moi.

Éberlué, Kanji se tourna vers Aone, qui secoua la tête.

- Drôle de journée, bougonna Kanji d'un ton abattu.

- Allez, le Véreux, dit Tobio en le secouant un peu. On y va, maintenant.

Le Green Man ouvrit lentement les yeux et cligna des paupières. Durant un instant, il parut perdu.

- Ils me saluent, remarqua-t-il. Je ressens leur amour d'insecte. Ils me saluent. Enfin, du respect.

ENEMY Tome 2 : Le sacrifice Tempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang