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  Tobio avait peur qu'Absinthe reste coincé. Pour lui, crapahuter dans les tunnels et franchir les chatières ne posait pas de problème, car il était maigre comme un clou. Il n'en allait pas de même pour le Moisi, dont la bedaine était un sérieux handicap dès qu'il s'agissait de ramper dans un trou de souris. De temps à autre, Tobio se retournait et l'éclairait avec sa flamme pour voir si tout allait bien. Il avait déniché une petite bougie dans un recoins de la pièce, à peine plus grosse que celle qu'on met sur les gâteaux d'anniversaire et qui était déjà presque entièrement consumée. Il y avait néanmoins assez de flamme pour éclairer la peau verdâtre, couverte de moisissures, ainsi que la masse du bonhomme, qui remplissait entièrement la galerie, les bras tendus en avant, les ongles interminables, le visage grimaçant, les gencives brillantes et les deux rangs de petites dents couleur cendre.
  L'étirement de la peau donnait l'impression qu'il n'arrêtait pas de sourire tandis que, centimètre par centimètre, il essayait de s'extirper du goulet. Tobio n'était toutefois guère enclin à s'arrêter pour l'attendre, car le foutu croque-mitaine ne riait pas. Au contraire, il avait faim. De sorte que si Tobio baissait la garde, nul doute qu'il ne tarderait pas à sentir la morsure de ces petites dents acérées dans son cuissot.
  Il espérait juste que le tunnel ne se prolongeait pas sur des centaines de mètres.

  Il avait mis un temps fou à trouver une issue à la cave, mais il avait fini par la dénicher, ce dont il n'avait jamais douté. Généralement, ce genre d'endroits possède des conduits d'évacuation et, de fait, il y en avait bien un ici, enfoui sous des siècles de poussière, de gravats et Dieu sait quels autres déchets. Il avait minutieusement ratissé le sol, à genoux, tâtonnant avec ses mains, concentré sur le moindre courant d'air, la moindre odeur d'égout, bref, sur tout ce qui pouvait lui donner une indication qu'il existait une issue à ces oubliettes autre que la lourde porte en acier noire.
  Ne disposant que d'une chandelle, il l'économisait. Aussi avançait-il dans le noir le plus complet, parlant en permanence pour s'assurer que le Bouffon vert pense à autre chose qu'à se remplir la panse. Il voulait que le troll oublie les côtes premières, les jambons et les poitrines au profit de la liberté, d'un bol d'air frais et d'un changement de décor.
  Par deux fois, alors qu'il inspectait la cave, Tobio avait allumé son Bic et constaté dans la soudaine explosion de lumière qu'Absinthe s'était levé et qu'il se faufilait lentement vers lui. Chaque fois, Tobio avait piqué une colère et braillé, menaçant le croque-mitaine avec sa flamme et lui rappelant qu'il allait les sortir de là tous les deux.
  Alors, grommelant dans sa barbe et gémissant, caressant sa bedaine gonflée qui le mettait au supplice, Mister Moisi regagnait sa place à contrecœur et se rasseyait sur son banc, où il attendait, les bras ballants, en montrant les dents.

  Tobio aimait parler. De fait, des mots, il en avait plein la tête. À croire que tous ceux qu'il avait entendus au cours de sa vie étaient stockés là. Pourtant, le temps qu'il trouve la sortie de la canalisation, le flot s'était tari. Il sentait qu'elle était là, quelque part, dans le noir. Il tâtonnait, grattait... Et puis, juste au moment où ses doigts trouvèrent les barres de métal, sentant un souffle chaud sur sa nuque, il roula précipitamment sur le côté et injuria Absinthe. Actionnant la molette de son briquet, il le découvrit couché sur lui, la bave aux lèvres.

- Tu peux pas te le rentrer dans le crâne une fois pour toutes ? cria-t-il en trépignant avec le briquet brûlant dans la main. Si tu me manges, tu ne sortiras jamais d'ici !

- Désolé, se lamenta Absinthe. C'est pas ma faute. C'est l'autre. La poussière d'étoile, celui qui est mal depuis un million d'années, c'est pas moi. Tu l'as dit toi-même, je suis Mark Abbezzatti. Je travaille chez Promithios.

- On en a déjà discuté mille fois, protesta Tobio. J'en ai marre de tes excuses. Je veux que tu te dises une chose : je suis ton Armée du Salut. Maintenant, sers-toi de tes foutues griffes de crocodile pour dégager le trou.

ENEMY Tome 2 : Le sacrifice Where stories live. Discover now