Les Barrières de la Mémoire 1

Alice Lake

Cela fait très longtemps que le soldat n'avait pas trouvé un lit aussi agréable. Pas parce qu'il était moelleux, ou que la couette était douillette. Non. En fait, il s'était même habitué pendant toutes ces années à dormir à même le sol, avec une simple couverture. Cela lui faisait même bizarre de se retrouver à nouveau avec autant de confort. Non. Il était agréable parce qu'il le partageait avec quelqu'un. Une personne particulière. Encore inconnue il y a peu. Et avec qui s'était créé un lien très spécial.

Déjà, grâce à la réception du flux d'émotions de Gabrielle. Même s'il ne comprenait pas ce qu'il ressentait au début, cela lui a tout de même permis de comprendre certains aspects de la personnalité de la canitie. Ce côté solaire. Pourquoi elle souriait quasiment tout le temps. Ses frayeurs, surtout en ce qui concerne les personnes qu'elle aime. Sa combativité. Ce qu'il n'a pas réussi à savoir, en revanche, ce sont les raisons de la tristesse sous-jacente qui ne la quitte jamais et qu'elle prend bien soin de cacher. Comme un secret enfoui au plus profond d'elle-même.

Il s'est attendrit pour cette jeune femme et son histoire. Y trouvant certains aspects communs à la sienne. Découvrant un sens de l'humour parfois piquant. Une personnalité généreuse et empathique. S'agaçant contre son côté borné qui pourtant lui procure une certaine admiration de tenir autant à ses convictions. S'étonnant de s'ouvrir autant à une étrangère, lui qui est plutôt de nature réservée et méfiante. Et ça, c'est vraiment le point qui l'étonne le plus.

Que s'est-il passé pour qu'il lui soit aussi facile de communiquer et de partager avec elle ? Comme si elle était Steve, mais en fille. Bucky n'a jamais vraiment eu d'amie femme. Ni même d'amis tout court, à part Steve. Toutes ces années d'emprisonnement par Hydra l'ont coupé du monde. Ne côtoyant que d'autres mercenaires ou les quelques scientifiques qui s'évertuaient à le conditionner et cryogéniser au fil de ses missions. Un passé pas si lointain quand on y pense.

Mais c'est terminé, il veut être libre. S'émanciper de son costume de soldat de l'hiver. D'une histoire qu'il n'a pas choisie de vivre. Et s'il veut ça, c'est en partie grâce à elle. Car elle lui permet, sans qu'elle s'en rende vraiment compte d'ailleurs, de se sentir normal. D'oublier quelques instants ce qu'il a fait par le passé. D'être un gars de Brooklyn qui passe du temps avec une amie. Une très chère amie. Une très jolie amie.

Depuis de longues minutes, le soldat la regarde dormir. Allongée sur le côté, la tête tournée vers lui, une jambe remontée, elle est loin au pays des songes. Ses cheveux blancs cachent une partie de son visage. Malgré tout, il peut observer les centaines de taches de rousseurs qui parsèment son nez. Le drap descendu dévoile un morceau de sa cuisse blanche. Son corps charnu ne laisse pas le soldat insensible, détaillant subtilement des yeux les courbes de la femme.

En d'autres temps, en d'autres lieux, Bucky aurait sans aucun doute pris son courage à deux mains pour l'entraîner dans une subtile danse de séduction. Il ne lui aurait pas sorti son baratin habituel, il aurait été raffiné et malin pour la charmer. Il l'aurait fait rire pour que ses yeux se plissent et que des étoiles brillent dans son regard. Il aurait été serviable et galant pour lui faire comprendre qu'il n'y avait qu'elle. Il l'aurait emmené au restaurant, au dancing et même pique-niquer sur la plage. Elle aurait été sa vie.

Mais ce n'est pas le cas. Ou, en tout cas, dans cette vie, il ne peut pas la mettre sur ce piédestal. Il n'en a ni les capacités, ni les moyens et encore moins le droit. Bucky aimerait vivre ce bonheur mais il sait qu'il ne peut y avoir accès. À cause de ses actions passées. À cause de ce qui vit encore en lui. Du monstre qui peut encore l'animer. Il est hors de question qu'il lui fasse vivre ça. Elle a aussi le droit d'être heureuse et mérite mieux que lui. Quand bien même, ses sentiments seraient réciproques. Mais ça...