Page cinquante-neuf

200 41 14
                                    

Samedi 23 février 2019

Cent-quarante-six jours.

J'ai été à la réunion du cercle d'entraide aujourd'hui. Jean a parlé de la ressemblance physique entre nous et nos jumeaux. J'ai eu l'impression qu'il avait lu dans mes pensées pour choisir de discuter précisément de ça.

Il a abordé le sujet de plein de façons différentes. Il a d'abord parlé du mal-être qu'on pouvait ressentir en voyant notre propre reflet dans le miroir. Il a dit que certains d'entre nous pouvaient traverser une phase de confusion et que parfois cela pouvait nous mener vers une perte d'identité. Il a expliqué que ça touchait particulièrement les vrais jumeaux, aux visages parfaitement identiques, encore plus s'ils entretenaient leur ressemblance.

Je ne crois pas qu'on entretenait notre ressemblance, peut-être un peu, mais on était de vrais jumeaux aux visages parfaitement identiques toi et moi, on avait la même coupe de cheveux et on s'habillait presque pareil. Je sais que je ne suis pas toi, mais j'ai du mal à être moi tout seul.

Ensuite Jean nous a parlé de nos proches. Je pensais que les faux jumeaux n'étaient pas concernés par tout ça, parce qu'ils ne se ressemblent pas comme nous, mais j'avais tort. Il nous a expliqué, que faux jumeaux ou vrais jumeaux, on pouvait tous ressentir la même chose. Quand on a un jumeau ou une jumelle, nos proches, les gens qui nous entourent, nous considèrent toujours par deux. Même s'ils savent qu'on est des personnes à part entière, à leurs yeux on reste toujours deux. Comme des duos. Et quand l'un disparaît, au delà de la douleur, eux aussi peuvent être perturbé par cette absence. Même si les visages de faux jumeaux ne sont pas parfaitement identiques, ils rappellent quand même la personne disparue parce qu'ils ne sont plus deux. Et que c'est pour ça, qu'inconsciemment on peut chercher à devenir l'autre, autant pour combler notre manque, que le manque des personnes qui nous entourent.

Il nous a encore une fois parlé de sa propre histoire personnelle. Philippe et lui étaient de vrais jumeaux, comme toi et moi. Philippe est mort à 33 ans, Jean nous a dit qu'à cet l'âge-là, il avait déjà un certain recul sur la vie, et comprendre les réactions de ses proches et de son entourage, l'a beaucoup aidé à surmonter son reflet dans le miroir.

Par moment j'avais l'impression qu'il mettait les mots exacts sur ce que je ressens, et à d'autres moments pas du tout.

Je n'ai pas le courage de tout te répéter, c'est beaucoup trop long. Mais il a conclu en nous disant que pour nos proches, on représentait un souvenir vivant de la personne disparue et que même si on pouvait avoir du mal à le croire, ce n'était pas quelque chose de négatif. Ça, c'est clairement des conneries. Quand les gens me regardent, ils souffrent, je m'en rends compte, je le sais et il n'y a rien de positif là-dedans.

Après ça, on a fait une pause. Tout le monde s'est levé, ils ont été au buffet de gâteaux et de boissons que Jean ramène à chaque fois. Moi je suis resté sur ma chaise et j'ai attendu qu'ils reviennent s'asseoir. Si je m'étais levé je serais parti, alors j'ai préféré ne pas bouger. Je n'avais pas envie de me faire remarquer.

Une dizaine de minutes plus tard, ils ont tous retrouvé leur place et Louis, le gars qui arrive toujours en retard, a pris la parole. Il a dit qu'il se sentait prêt à nous raconter son histoire.

Il a 18 ans, son (vrai) frère jumeau, Evan, est mort il y a six mois dans un accident de voiture. C'est Louis qui conduisait, ils venaient tout juste d'avoir leur permis tous les deux. Un chauffard, complètement ivre, leur est rentré dedans à un carrefour. Son frère est mort deux jours plus tard à l'hôpital, et lui est resté dans le coma pendant un mois. Même s'il n'était pas en tort pour l'accident, il se sent coupable de la mort de son frère.

Je l'ai trouvé fort.

Je crois que j'aurais été incapable de survivre si c'était moi qui avais conduit ta moto ce soir-là. Même si Louis n'était pas en tort, c'est quand même lui qui conduisait la voiture. Je n'aurais pas supporté d'être responsable de ta mort. Je n'aurais jamais pu vivre avec ça.

Je ne t'ai pas tué. Tu es quand même mort, mais ce n'est pas de ma faute, je n'y suis pour rien. Je n'étais pas là.

— Harry

Sans ToiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant