Chapitre 1 - Traqué

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Samedi soir. Une ruelle sombre au cœur de la ville. Le quartier était étrangement désert, même à trois heures du matin. Il aurait au moins dû s'y trouver un ou deux junkies avachis au bord d'un caniveau, ou bien un sans-abri dissimulé sous un amas de cartons calés entre deux poubelles. N'importe qui, n'importe quoi aurait été plus rassurant que cette sensation de solitude absolue. Et ce silence, c'était le silence qui précède l'avènement de quelque chose d'épouvantable, un silence de mort sans doute.

L'homme qui courait dans la ruelle semblait fuir quelque chose. Il n'arrêtait pas de se retourner, nerveux, surveillant tout autour de lui comme s'il s'attendait à être attaqué à tout moment. Mais il était seul, désespérément seul. Il n'avait plus aucun contrôle sur sa respiration saccadée et désordonnée. Ses bras se mirent à battre l'air comme pour chasser une nuée d'insectes mais ne rencontrèrent aucun obstacle. Il s'immobilisa un instant, scrutant l'obscurité insondable de ses yeux exorbités. Aurait-il par miracle réussi à Lui échapper ? Il n'osait y croire. Ce devait être une ruse. Mais il fallait mettre cette occasion à profit et quitter le secteur au plus vite.

L'homme reprit sa course effrénée dans les rues toujours aussi désertes. Un vent froid s'était levé en produisant un sifflement sinistre, comme échappé d'outre-tombe. Le nuage de fumée qui se formait devant le visage du fuyard à chacune de ses expirations brouillait sa vision, mais il reconnut la façade décrépite de son immeuble dès qu'il arriva en vue de celui-ci. Un léger sourire de soulagement osa une apparition sur ses lèvres blanchies par la peur plus que par le froid.

Il poussa la porte d'entrée de l'immeuble dans un grincement sordide et se précipita dans la petite cage d'ascenseur. Une antiquité qui ne pouvait guère transporter plus d'une personne à la fois et menaçait de tomber en panne à tout instant, mais ce petit espace exigu procura malgré tout un insolite sentiment de sécurité à son passager. L'homme pressa le bouton du cinquième étage d'un doigt tremblant puis se laissa tomber le dos contre la paroi de métal avec un soupir. Il ferma les yeux pour tenter de retrouver son calme. Ses jambes étaient faibles, il serra les dents pour tenir le coup encore quelques minutes, son lit n'était plus très loin.

Ding. La porte de l'ascenseur s'ouvrit avec une lenteur excessive comme si elle était à bout de force elle aussi. L'homme s'appuya contre le métal puis contre le mur du couloir qu'il longea jusqu'à la porte de son appartement. Il fouilla dans la poche droite de son pantalon mais n'y trouva qu'un petit sachet renfermant quelques grammes d'une poudre noire. La poche gauche contenait quelques pièces de monnaie et un morceau de papier froissé avec le numéro de téléphone d'une fille griffonné à la hâte, il avait d'ailleurs déjà oublié de quelle fille il s'agissait.

Avec un grognement énervé, il poursuivit l'exploration simultanée de ses deux poches arrière. Les clés daignèrent enfin faire leur apparition, ça aurait été un comble de se retrouver coincé devant chez lui après le mal qu'il avait eu à revenir jusqu'ici. Le verrou se débloqua avec un claquement sec et la porte s'ouvrit. L'homme referma à double tour et colla son œil au judas pour s'assurer qu'il n'avait pas été suivi. Tout était calme et parfaitement immobile dans le couloir. Il commençait à retrouver sa sérénité, son cœur ralentissait peu à peu la cadence.

L'homme se dirigea d'un pas lourd vers la cuisine et ouvrit le frigo pour y prendre une canette de bière, elle était de piètre qualité mais bien fraîche. Il colla la canette sur son front brûlant pendant quelques secondes avant de l'ouvrir avec un petit pschitt familier et réconfortant. Quelle soirée. Maintenant qu'il avait retrouvé la sécurité de son appartement, il commençait à douter de ce qu'il avait réellement vu ce soir. Ses yeux lui avaient peut-être joué des tours, son cerveau avait distordu la réalité, il avait halluciné tout ou partie des événements.

Tandis que son esprit heurté tentait de réduire la dissonance cognitive et que la bière bien fraîche coulait dans sa gorge, il remarqua un mouvement furtif à l'autre bout de la pièce. Son cœur se remit aussitôt à battre la chamade si fort que c'en était douloureux. Sa nuque se crispa violemment et les tremblements dans tout son corps reprirent de plus bel. La canette de bière tomba à ses pieds, le liquide s'écoula sous ses semelles. Il avait été si bête de croire qu'il avait pu Lui échapper. Ce bref instant de répit ne lui avait été accordé que pour rendre le jeu encore plus distrayant et cruel. Il aurait dû le comprendre plus tôt. Mais le jeu était terminé maintenant. Tout allait se terminer. Il fallait simplement espérer que ce soit rapide et pas trop douloureux.

Une ombre massive se détacha des ténèbres, elle était bien plus grande et large que sa proie. Aux pieds de l'homme paralysé d'effroi, un filet d'urine se mêla à la flaque de bière. Ses tremblements s'étaient mués en spasmes incontrôlables. La dernière chose qu'il voyait dans ce monde était si terrifiante que son intellect ne parvenait pas appréhender toute la dimension de l'horreur qui déferlait sur son âme acculée, dévorant les derniers fragments de sanité d'esprit qui lui restaient, il se sentait sombrer dans la folie à Sa simple vue.

Dans un dernier sursaut de lucidité, il s'empara d'un couteau de cuisine à portée de main et retourna l'arme contre lui-même. Un rire hystérique le secoua tandis qu'il se crevait les yeux d'un geste assuré, presque salvateur. N'importe quoi pour éviter de subir la vision cauchemardesque de cette abjection. N'importe quoi était préférable à la confrontation avec la révélation crue et vertigineuse de Sa vraie nature.


Dans la rue, le vent froid soufflait toujours, emportant les feuilles de quelques journaux dans son passage. Le silence régnait encore, tout juste perturbé par le rire lointain et dément d'un homme à l'agonie.



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Note : J'espère que vous n'étiez pas tout seul dans le noir en lisant ça... ^^


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Déchu (Terminé)Where stories live. Discover now