Chapitre 39 - Servir l'apéritif (1/4)

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Laëlle s'était garée à une rue de la demeure des Valefort. Maintenant qu'elle était au pied du mur, elle ne pensait plus qu'à faire demi-tour. Le cuir du volant faisait les frais des ongles qui s'y enfonçaient de nervosité. Sur le siège passager, LK se pencha pour lui offrir une mimique réconfortante. Elle se força à sourire en retour afin d'effacer la crispation de son visage.

Si tout se passait comme prévu, elle allait jouer son dernier grand numéro ce soir. Elle avait besoin de quelques minutes pour convoquer autant d'assurance que possible et se mettre dans la peau de son personnage. Elle respira profondément et relâcha la pression sur le malheureux volant.

Aller, en piste.

La jeune femme claqua la portière en laissant le démon derrière elle, espérant qu'il ne fasse pas de bêtises en son absence et qu'il ne se laisse pas distraire trop longtemps par les réserves de nourriture qu'il avait apportées ; il avait lui aussi un rôle à jouer ce soir. Elle rabattit la capuche de son imperméable sur sa tête, quelques gouttes annonçaient l'arrivée imminente d'une averse, puis elle se dirigea vers le théâtre de son supplice dans la rue voisine.


Devant l'entrée, un membre du personnel prenait en charge le véhicule aux vitres teintées d'un couple habillé comme pour un gala chic. Ils ignorèrent royalement la jeune femme dans son imperméable inélégant jusqu'à ce qu'elle les rejoigne sur le perron devant l'imposante porte d'entrée. Le couple échangea quelques messes basses puis la femme prit sur elle pour s'adresser à Laëlle.

— Ne seriez-vous pas la fiancée du petit Léo ? demanda-t-elle d'une voix qui sonnait mondaine malgré elle.

— Oui madame, c'est moi. Laëlle Rousquillet, enchantée.

— Mais bien sûr ! s'exclama la femme avec une joie exagérée mais néanmoins pas feinte. Léo nous avait prévenus que vous veniez d'un milieu défavorisé ! Je suis Solange, sa tante par alliance, et voici mon mari Stanislas.

Solange avait un port aristocratique naturel, elle était belle bien qu'un peu trop maquillée et ne paraissait pas ses cinquante ans. La chaleur dont elle fit immédiatement preuve à l'égard de Laëlle semblait spontanée, elle avait l'air d'être ce genre de personne qui ne se rend pas compte des offenses involontaires et des préjugés qu'elle étale parfois avec candeur à la figure de ses interlocuteurs.

En revanche, Stanislas correspondait beaucoup plus à l'archétype des Valefort. Son visage restait fermé et il n'accorda qu'un bref regard à la jeune femme dégoulinante de pluie, comme s'il avait déjà jugé qu'elle n'avait pas le moindre intérêt. Il se demandait sans doute ce qui avait bien pu passer par la tête de son neveu lorsqu'il avait jeté son dévolu sur cette fille commune plutôt que sur la riche héritière d'une famille influente ; et Laëlle partageait ô combien cet avis. Si seulement Léo voulait bien faire passer le statut de sa famille avant sa petite vendetta personnelle, bien des ennuis seraient évités à tout le monde.

Un domestique interrompit ces brèves présentations en ouvrant la large porte double, livrant un passage presque impérial à Félix Valefort. L'homme tentait de faire bonne figure mais il avait clairement l'air éreinté, de profonds cernes soulignant son regard affable. Un frisson parcourut l'échine de Laëlle. Malgré son apparente bonhomie, cet homme ne lui inspirait pas confiance, elle pouvait sentir la noirceur tapie dans l'ombre de ses bonnes manières.

Solange salua son beau-frère avec cette même pétulance qui lui semblait naturelle, l'enlaçant avec chaleur et embrassant bruyamment ses deux joues sans jamais les frôler. Stanislas se contenta d'un hochement de tête taciturne à l'intention de son aîné, sans animosité mais témoignant plutôt du digne respect professionnel et familial qui régnait entre eux.

Déchu (Terminé)Where stories live. Discover now