C6.4 Le scientifique

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Les soubrettes sursautèrent, lâchant leurs ustensiles de travail tandis qu'une vive lumière artificielle éclaira la pièce funéraire.

Jamais, depuis qu'elles entretenaient ce lieu, elles n'avaient pu trouver un seul interrupteur permettant d'allumer la lumière. Elles avaient dû se contenter de torches. Les servantes se cachèrent les yeux quelques instants, laissant à leur nouvel interlocuteur l'occasion de s'approcher d'elles. Une fois leurs pupilles accommodées à cette nouvelle clarté, les jeunes femmes eurent l'occasion d'apprécier le nouvel arrivant.

Un homme se dressait entre deux cercueils. Il rechaussa ses lunettes rectangulaires sur son nez et les observa en affichant un sourire sadique sur les lèvres. Les cheveux poivre et sel, il devait avoir un certain âge, sa barbe était de la même couleur, parfaitement taillée en pointe au niveau du menton ce qui allongeait considérablement le visage rond de leur interlocuteur. Ses yeux gris transpercèrent l'âme d'Erel, un frisson lui parcourut l'échine, comme un animal piégé elle ressentait le danger, pourtant, l'homme n'était pas armé, il ne semblait même pas particulièrement puissant. Mais l'instinct de la guerrière ne pouvait pas se tromper.

Le nouvel arrivant portait des vêtements semblant onéreux, mais ils étaient partiellement couverts par sa longue blouse blanche tâchée au niveau de la poche droite par une coulure d'encre bleue qui s'était étendue sur une grande partie du tissu immaculé.

— La curiosité n'est pas toujours un défaut, Monsieur, lança froidement la guerrière, la voix tremblante.

— Dans votre cas, je pense que si, très chère. Gaven ne sera pas content d'apprendre que vous fourrez votre joli minois dans des affaires qui ne vous concernent pas, le scientifique marqua une pause, se tourna et balbutia quelques mots incompréhensibles avant de reprendre. Quoi que, peut-être avez-vous le droit de savoir.

— Savoir quoi? S'inquiéta Erel.

— Ce que l'on vous réserve, voyons! S'exclama l'homme comme s'il s'agissait d'une évidence.

Erel jeta un coup d'œil à sa partenaire d'un air inquiet. La soubrette ne disait rien et observait le scientifique d'un air complètement placide. Aucune émotion, pas même de l'étonnement. Peut-être le connaissait-elle, pensa Erel. Angélique n'adressa pas un regard à sa collègue et se contenta de faire acte de présence, comme si son corps était mis en pause. La guerrière avait déjà vu des soldats figés par la peur ou le désespoir, et ils ressemblaient un peu à ce qu'elle voyait chez Angélique à ce moment-là.

— Ne faites pas cette tête Dafladienne, vous vous doutiez bien que votre situation ne vous serait pas si gracieusement offerte sans contrepartie, n'est-ce pas? reprit le scientifique.

— Le juge master ne m'a parlé d'aucune contrepartie, cracha la guerrière.

— Ah oui, le juge master... que devions-nous faire de lui déjà?

L'homme en blouse blanche ne s'adressait ni à Angélique ni à Erel. Il semblait interroger quelqu'un d'autre, ou quelque chose d'autre. Il n'y avait personne là où le scientifique était tourné, sa phrase semblait se perdre dans le néant. Pourtant, il semblait mener une conversation avec quelqu'un. Erel plissa les yeux et tenta de sonder l'insondable. Peut-être un fantôme, une entité sans forme. Lui vint en tête les fœtus dans les cercueils, mais ceux-ci ne pouvaient de toute évidence parler à personne. La déduction la plus simple était donc que le scientifique avait perdu la tête.

— À qui donc parlez-vous? s'​​​​​​​agaça la belligérante.

— Oh... personne... personne, souffla le scientifique en rehaussant ses lunettes. J'en oublie mes manières, je me présente. Cidolfus Continius Arch, le scientifique en charge de ce laboratoire, et ce que vous êtes en train de scruter dans mes éprouvettes métalliques sont mes précieux spécimens.

L'étrange homme parlait comme si les deux jeunes femmes étaient censées le connaître, mais ce nom n'évoqua rien chez Erel. Il était aussi inconnu que n'importe quel Astéen aux yeux de la guerrière. Angélique, en revanche, sembla comprendre, et cette fois elle se pencha vers sa camarade en lui suggérant de partir, de fuir cette situation. Elle la supplia presque. L'ex-soldate comprit au regard insistants et effrayé de sa collègue qu'il ne fallait pas prendre son avertissement à la légère, alors elles essayèrent de quitter la conversation poliment, mais Cidolfus avait une autre idée en tête et semblait apprécier se donner en spectacle devant son nouveau public.

— Alors, vous n'êtes pas curieuse de connaître le sort que l'Empire vous réserve. Une place d'honneur dans le domaine de la recherche et de l'innovation, une déesse réincarnée! s'​​​​​​​extasia le scientifique.

— Non, très honnêtement, parfois il vaut mieux ne pas connaître à l'avance son destin, ajouta la guerrière en reculant sans tourner le dos à son interlocuteur.

— Savez-vous ce que sont ces spécimens? Vous qui osez poser les yeux sur mes préciosités, maintenant vous reculez? Quel drôle de modèle, s'exclama Cidolfus en agitant les bras de manière incohérente.

Fou, c'était le mot qui venait le plus facilement en tête à la vue de cet homme en blouse blanche qui s'agitait comme une marionnette désarticulée. Son comportement était oppressant et malsain. Angélique et Erel sentaient la gêne engourdir leur gorge et embrumer leur parole. La fuite était la meilleure option, mais le scientifique ne semblait pas avoir terminé sa démonstration et se délectait de ses propres paroles. Il parlait mais n'attendait pas réellement de réponse de la part des soubrettes, il avançait vers les fuyardes alors qu'elles reculaient de plus en plus vite. L'escalier presque à portée, elles allaient pouvoir remonter à la hâte vers l'enceinte du château, mais Cidolfus émit un rire étrange alors qu'il s'appuyait sur un cercueil. Le scientifique émit un chuintement désagréable entre ses dents avant de rire à gorge déployée, un rire cruel, bestial et gras. De nouveau, un frisson parcourut le corps des servantes. Erel se mit en position de défense de manière instinctive. Quelque chose n'allait pas chez cet homme, et elle ne lui faisait pas du tout confiance.

Le dément stoppa net son rire et ouvrit un cercueil. Un bruit fracassant de métal qui explose résonna aussitôt, puis, une lumière vive aveugla les soubrettes. Le liquide azuré s'écoula sur le sol, perdant sa belle couleur, il devint d'un gris maussade et froid au contact des pierres humides de la pièce. La monstruosité qu'il renfermait tomba au sol comme un vulgaire morceau de viande. Il avait un aspect mou et visqueux comme s'il ne pouvait pas maintenir sa forme hors de l'eau. Il ressemblait à un tas de viande hachée sans consistance et sans forme prédéfinie. Un objet abject qui donna des hauts-le-cœur à Angélique. Erel cacha son dégoût pour la Chose qui s'étalait mollement au sol, mais la vue de cette Abomination l'écoeurait également.

— Voyez comme il est beau! Un petit dieu...vous êtes chanceuses mesdames, que d'honneur que je vous fais, s'enjoua le scientifique.

— Cette chose... un dieu... souffla Erel, le visage tordu de dégoût.

— Je ne vous permets pas, petite ignorante! Vous ne savez rien! S'​​​​​​​énerva Cidolfus.

Erel heurta le mur derrière elle, les soubrettes étaient au pied de l'escalier, elles pouvaient soit fuir, soit rester là à écouter les explications du vieux fou. Le cerveau de la guerrière lui hurla de prendre la deuxième option car rien de bon ne pouvait lui arriver en restant ici. Pourtant, sa curiosité l'en empêcha, il fallait qu'elle sache ce qu'étaient les fœtus difformes des cercueils. Angélique tira le bras de sa camarade, mais celle-ci l'ignora et resta appuyée contre le mur, attentive à ce que le vieil homme allait ajouter ensuite.

Satisfait d'avoir pu attiser la curiosité de son auditoire, le scientifique fit une révérence avec des gestes trop amples pour que cela soit réellement élégant, et il leva ensuite les bras vers le ciel. Il se donnait clairement en spectacle, cela avait un côté insupportable et irritant que la guerrière garda pour elle.

Le cristal aubeWhere stories live. Discover now