Las

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Le pire moment de la journée selon moi. Le bus, le soir.

Je me lève du banc sur lequel j'étais assis et avance. Je traverse la route, un œil attentif sur les voitures qui arrivent, et je cherche ma carte de bus dans ma poche. Espérant ne pas la trouver, pourtant elle est bien là, avec une photo de moi bien dégueulasse datant de la sixième.

Des élèves sont agglutinés devant la porte du bus. Certains, comme ce petit garçon, sautent sur place, excités et impatients. Quelques personnes descendent. Le dernier, un grand garçon plein de muscles, me bouscule au passage, mais je ne proteste pas. J'ai l'habitude. De toute façon, j'ai plutôt le profil d'un petit intello à lunettes, quoique mes notes laissent à désirer.

Les gens se poussent entre eux, cherchant à passer devant les autres afin d'avoir une bonne place. Je reste à l'écart, attendant d'être le dernier pour monter. Je ne suis pas sûr d'avoir une place, mais au moins je monte dans le calme.

Je prie intérieurement pour que ma carte bipe de la bonne manière. Le chauffeur a une, même plusieurs dents contre les enfants. Une fois, ça m'est arrivé que ma carte ne bipe pas, et il m'a fait sortir du bus, ne voulant pas m'accepter même si il avait l'habitude de me voir prendre ce bus. J'ai dû rentrer à pied. 

Heureusement, ma carte fonctionne correctement et le chauffeur me laisse passer, presque à contrecœur.

Il ne me reste qu'à trouver une place. Je m'engouffre dans les entrailles du bus, mes yeux cherchant activement une place où poser mes petites fesses gelées.

Puis, j'aperçois un espace, un espace sans petite tête, sans silhouette, une place vide. Je relève la tête et avance un peu plus vite, mes pas évitant habilement les pieds tendus pour me faire tomber.

J'arrive devant la place libre et y fais face. Une jeune fille est assise, les jambes croisées sur ma place. Elle est adossée à la fenêtre, par laquelle elle regarde, d'ailleurs. Son visage est recouvert de peinture, ses cheveux sont correctement lissés, son pull semble doux, son jean la moule parfaitement.

Je pousse légèrement sa chaussure, valant sans doute plus que l'ensemble de mes possessions, du bout de mon genou. Elle me regarde, l'air de ne pas comprendre. On dirait que Miss Parfaite n'a pas grand-chose dans ce qui lui sert de cerveau.

Soudain, elle comprend et enlève ses jambes.

C'est ce moment là que choisit le conducteur pour démarrer.

Je tombe vers l'arrière du bus, mon front heurte un accoudoir. Des ricanements s'élèvent.

Je me relève immédiatement, malgré la douleur, et m'assois à ma place. Mes yeux me picotent, je suis obligé de les cligner plusieurs fois d'affilée pour ne pas pleurer. Du revers de la main, je m'essuie la tempe. Ça va, je ne saigne pas. J'ai juste la peau grasse à cause du sébum et de la sueur.

D'un regard en coin, je vois la fille pianoter sur l'écran de son téléphone portable. Je la vois envoyer et recevoir des petits messages avec des cœurs.

Je sors mon propre "téléphone". Je l'ouvre et l'allume. J'imagine la fille à côté de moi découvrant mon portable : l'ait éberlué, les yeux équarquillés, « C'est quoi ce dinosaure ? » Et ben oui ma cocotte, tout le monde n'a pas les moyens d'avoir le dernier téléphone à la mode !

Je n'ai aucun message. Comme d'habitude. J'ai pas de vie, pas d'amis. Ah si, j'ai un message. Un message de Renaud, me demandant de lui passer mes maths. Je supprime le message, je lui dirai que je n'ai rien reçu. Ça risque hélas de me coûter cher.

J'éteins mon portable et le referme, puis le range dans sa pochette. Je ferme les yeux. J'arrive à entendre la musique de ma voisine, de ses écouteurs. Elle écoute du rap. Je n'aime pas le rap. Ni aucune musique, d'ailleurs, je n'en écoute jamais. Ce n'est pas tellement possible, en fait. Dans l'appartement où je vis, il n'y a ni radio, ni ordinateur. Enfin si, celui de mon père, mais il m'est défendu d'y toucher. Et sur mon "téléphone", il est impossible d'en écouter, alors je n'en n'écoute jamais.

Soudain, la fille met son sac sur son épaule, rejette ses cheveux en arrière. Je saisis le message et me lève pour la laisser passer.

Derrière moi, j'entends Tom la brute et sa bande.

« Pousse-toi le nain ! »

Je ne peux pas bouger, Miss Parfaite est presque tout à fait sortie des sièges, mais... Elle s'arrête soudain pour répondre à un message.

Derrière moi, j'entends Tom s'agiter, puis je reçois un coup de pied dans la jambe. Un seul, mais il est très fort et ma jambe se met à trembler. J'ai l'habitude.

Après deux autres coups, j'ai enfin la place de passer pour me rasseoir.

Mes dents sont serrées sur ma lèvre inférieure, mes yeux remplis remplis de larmes.

Demain, j'aurai un bleu à l'endroit du coup. Un de plus.

A force, je vais ressembler à un marsupilami, de couleur différente : avec une peau beige et des taches bleues. D'humeur différente. Il est presque tout le temps joyeux, au meilleur de sa forme. Le contraire de moi.

Je ferme mes yeux et essaie de vider mon esprit. Je visualise un espace blanc, vide, infini, neutre. Je mets de côté les cours, les notes, les élèves, ma solitude, les insultes, les coups, le malheur. Je ne pense qu'à l'air qui entre et sort de mon corps, tous mes membres sont détendus.

Ma tête glisse lentement jusqu'à la fenêtre du bus qui tremble violemment. J'ouvre brusquement les yeux et vois mon arrêt s'éloigner rapidement.

Dans le miroir au bout de l'allée, j'aperçois un rictus dessiné sur le visage du conducteur. Il est content, il m'a fait rater mon arrêt. Je suis sûr qu'il a accéléré exprès. Bah, si ça le rend heureux, tant mieux pour lui, je descendrai au prochain.

En effet, à l'arrêt suivant, j'attrape mon sac et me lève, parcours l'allée. Le bus s'arrête. Je descends, et une fille fait de même derrière moi. Elle rentre dans la première maison venue.

Je suis seul. Je suis perdu. Je suis fatigué. Je ne sais absolument pas dans quelle direction me diriger. Je fais quelques pas hésitants, puis me mets à marcher vers l'endroit d'où je viens.

Je frissonne, ferme le col de mon manteau. C'est normal qu'il fasse froid, on est au début du mois de décembre. Il commence déjà à faire sombre alors qu'il est à peine 17h30.

Les gens "normaux", pas moi en tout cas, pensent à Noël quand ils pensent au mois de décembre. Moi, ça me fait penser au froid, à la pluie glacée, aux chaussettes trempées, aux mouchoirs usagés gonflant les poches de mon manteau. Et Noël, pour moi c'est quoi ? C'est un moment convivial, la chaleur d'une famille, tout cette amour et toute cette joie que je ne connais pas, et que je pense ne jamais connaître.

Une voiture passe à côté de moi à grande vitesse, roulant dans une flaque et m'arrosant abondamment au passage. Ah ben bravo, je suis tout mouillé !

Je continue à marcher sur la route.

Après un moment, une clairière humide apparaît sur ma droite. Je la traverse, humidifiant mes vieilles baskets trouées. Au bout de la clairière, j'enjambe une barrière de ronces pour atterrir sur une voix ferrée.

Je trouve ça très beau, les voies ferrées. Ça peut sembler banal pour beaucoup de gens, mais pour moi c'est un nouveau départ, un chemin à parcourir.

Cette voie ferrée passe derrière l'endroit où je vis, elle devient donc mon point de repère. J'ai encore de la route. Je me mets à courir. J'ai mal aux jambes mais j'essaie de l'ignorer. Je ferme les yeux. Mes pas sont rythmés, saccadés, cherchant à se poser sur les planches en travers de la voie, plus stables que ces petits cailloux gris. Mes oreilles sifflent, je deviens sourd.
Je vais si vite ! Tellement vite que, lorsque je rencontre le train, je m'envole, dans la candeur des nuages d'un blanc éclatant, libre comme l'air, ma vie se déversant comme un flux de bonheur hors de ce corps impur.
Je me sens renaître, une belle vie commence.

One-ShotsWhere stories live. Discover now