Témoignage

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On était deux à descendre du bus. Je ne le connaissais pas particulièrement, je savais seulement son nom et l'endroit où il habite. Habitait. Il a commencé à traverser alors qu'une voiture arrivait en face. Je n'ai rien fait, gardant mes écouteurs dans les oreilles, mes pieds dans le sol, pensant qu'il s'arrêterait au milieu de route pour laisser passer le véhicule ou alors que ce serait la voiture qui lui laisserait le passage. Je ne pensais pas qu'il plissait ses yeux larmoyants, tordu intérieurement de douleur ; je ne savais pas qu'il écoutait de la musique, du métal, le volume poussé au maximum, dans les oreilles. J'ai pensé une fraction de seconde qu'il ne savait pas que la voiture arrivait. Je ne savais pas que le chauffeur était en retard pour le gala de danse de sa fille, je ne savais pas qu'il envoyait un message à son ex-femme pour la rassurer. Je ne savais pas et je ne sais toujours pas ce que j'aurais pu faire à ce moment-là pour empêcher l'inévitable, c'était trop tard. Son corps a semblé s'envoler mais il est ensuite retombé sur le goudron, la tête ballottant de manière trop exagérée pour être normale, teintant le bitume d'une tâche sombre et luisante. Je ne sais pas comment son téléphone a fini dans mes mains, je ne sais pas comment l'ambulance a été envoyée, peut-être le chauffeur ou un passant. J'ai vu les nombreux messages qu'il avait reçus, j'ai compris sa souffrance, j'ai remarqué que la musique était en pause au moment de l'accident. Je ne sais pas quelle force l'a poussé sur la route, peut-être celle trouvée dans les messages agressifs, insultants. Je ne savais pas pourquoi il portait des manches longues et des pantalons, même en été, je n'avais pas su m'inquiéter, il n'était qu'un inconnu pour moi ! Je ne savais pas pourquoi les autres lui faisaient ça, se moquaient de lui, l'humiliaient, le frappaient. Je ne savais pas pourquoi je ne ressentais rien en voyant sa silhouette étendue. Je ne savais pas pourquoi je ne ressentais même pas de la colère pour le conducteur ! Il semblait sincèrement désolé, lui qui était seulement à moitié coupable, préoccupé par le petit morceau de famille qu'il lui restait ; retardé par son fournisseur de produits qui l'aidaient à oublier. Il ne savait pas comment sa vie avait tourné au cauchemar, il ne s'en était rendu compte qu'au dernier moment, avant d'être jeté comme le cadavre de chez lui.

La seule chose que je sais, c'est que mon ignorance a été ma force, celle qui m'a fait faire quelques pas devant l'ambulance, devant l'horreur de l'humanité. A présent, je veux juste le repos, je vous ai tout raconté alors ne m'enfermez pas là-dedans, laissez-moi flotter loin d'ici, laissez mon âme en paix !  

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