La Bête

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Mes naseaux forment de la buée sur le carreau épais. Je ne peux empêcher ni mon regard de glisser au travers de cette fenêtre, ni mon esprit de s'évader pour rêver. Contre mon gré, mes dents s'entrechoquent péniblement.

Un petit garçon, de cinq ans peut-être, est assis sagement par terre pendant que sa mère continue son ouvrage, près de la cheminée. Le garçon a les yeux rivés sur les flammes et est si proche de la cheminée que la chaleur doit imposer fortement sa présence à ses vêtements épais.

Je resserre ma cape, fine et légère, autour de mes épaules. Il a recommencé à neiger, comme si ce qu'il était tombé hier n'avait pas suffit ! Je ne sens à présent plus mes extrémités, que ne donnerais-je pour profiter de ce feu, ne serait-ce qu'un court instant !

Le petit bonhomme est fasciné par la danse mystérieuse des flammes derrière la vitre, qui se noircit au fur et à mesure du ballet envoûtant. Elles s'élèvent toujours plus haut, renaissent d'elles même et recommencent, inlassables. Éternelles. La bouche du spectateur est entrouverte, il n'a même pas le réflexe de la refermer. Lentement, il approche son visage du feu, prenant tout son temps et profitant de la vie qu'il a devant lui, dans ce foyer accueillant. Ces expressions de couleurs l'intriguent et lui plaisent, il voudrait faire partie de ce feu. Soudain, sa mère le réprimande. Il se recule aussitôt et détourne le regard de cette source de chaleur que je désire ardemment, pour faire face à sa génitrice qui, je le suppose, lui demande de réciter quelque leçon. Il se redresse immédiatement et s'exécute.

Ancrées dans le sol, mes pattes refusent délibérément de remuer. Je passe la langue sur mes crocs, où quelques flocons se sont attardés, et sors mes griffes des replis de mon manteau pour les contempler. Elles seules résistent à l'hiver. Le vent m'attaque et le froid me pénètre plus profondément encore. Observant mon reflet dans la vitre, je remarque que mes yeux n'ont pas changé. Des yeux humains, seule trace de mon passé que tout le monde semble avoir oublié. Une larme épaisse se forme, et dans son sillon, creuse une ride sur ma souffrance. Je bats des paupières et l'ignore, reprenant mon observation de la petite vie tranquille qui a élu domicile dans cette maison chaleureuse. 

Le garçonnet n'était plus dans la pièce, mais il revient justement, dans les bras de son père, l'enlaçant tendrement. Le père pose son ange à terre et sourit à sa compagne. Le petit, jaloux de ne plus être le centre de l'attention, s'assoit par terre et laisse apparaître une moue boudeuse sur le visage.

Qu'il est mignon ! Je me sens encore plus laid et repoussant. Personne ne veut de moi, ils me craignent tous. Moi-même, j'ai peur de mon reflet, et les miroirs qui ont le malheur de se trouver sur ma route finissent brisés sous mes pattes. Ce maudit orgueil, pourquoi fait-il partie de moi ? Je ne serais peut-être pas dans l'hiver glacial, animal, à trembler comme une bête traquée, mais dans un somptueux châteaux, me consumant de bonheur, en présence de charmantes personnes !

Mais il est temps, le père va raconter une histoire à son fils, je dois y aller, on se souvient de moi, je ne veux pas me voir dans ces descriptions exagérées, dans cette peur, dans cette colère, dans cette haine, dans les yeux de cet enfant qui perd son innocence.

Je fais doucement volte-face et m'éloigne de la maison, marchant avec lassitude entre les arbres tourmentés, dans la neige silencieuse, mourant à petit froid, tandis que le père raconte à son fils la terrible histoire de la Bête qui vit en ces bois...

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