1.1 Tsunami

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C'est samedi soir.

Je franchis le grand hall d'un pas assuré, malgré mes longs et fins talons aiguilles, et je foule l'épais tapis d'un de ces hôtels où les étoiles ne se comptent plus.

Ici, tout n'est qu'apparence et faste, et le moindre sourire coûte cent euros.

Ici, je perds de mon humanité, un peu plus, à chaque fois.

Les coups d'œil jaloux des femmes me réconfortent dans le choix de cette longue robe, qui laisse tout deviner, et qui couronne avec élégance mes jambes galbées. Le regard concupiscent des hommes sur mon corps, caché derrière leur façade malsaine, approuve le tableau que je présente. Je me dissimule de leur vue, derrière le long rideau noir de mes cheveux, afin d'épargner ce qui me reste d'âme, de leur désir impudique évident.

Je me dirige vers la chambre de mon client dont je ne connais que le numéro.

Ce sont les conditions mises en place depuis que j'utilise mon corps et ses ressources afin de satisfaire mes besoins d'argent.

Pas de noms, pas d'émotions.

Au début, c'était difficile. Je me suis sentie : sale, méprisable d'accepter ces moments avilissants. Puis je m'y suis faite, comme pour tout, le temps aide à supporter. Alors, pour passer outre, je mets ces quelques heures de ma vie entre parenthèses.

Trop rapidement à mon goût, j'arrive devant la porte au numéro fatidique. J'inspire profondément et relâche l'air entre mes lèvres, lentement. J'affiche mon masque d'indifférence avant de toquer. J'essaie de montrer l'image d'une femme forte mais, intérieurement, je tremble. À chaque fois, je me demande sur qui je vais tomber : un jeune un peu vicieux sous des airs timides, ou sur un vieux lubrique ?

Alors, je prends sur moi, me remémorant les enjeux de ces contrats. Sans eux, je ne pourrais pas assumer ma vie, mes projets et...

Ce n'est pas le moment de penser à lui. Je me l'interdis.

Je reprends contenance à l'instant où j'entends le déclic du verrou et je chasse de mon être toutes mes faiblesses pour reprendre ce rôle que les hommes aiment tant.

La porte s'ouvre sur deux prunelles grises qui me capturent à la seconde où nos yeux rentrent en contact. L'homme à qui elles appartiennent, me dépasse légèrement et m'oblige à relever la tête afin de soutenir ce regard envoûtant.

Nous nous jaugeons, l'espace de quelques secondes, mais j'ai l'impression de me perdre dans une éternité. Il ne doit pas dépasser la trentaine, et chez lui, tout respire l'assurance et la réussite.

— Rébecca, je suppose ? me dit-il d'un timbre grave et profond. Entrez, je vous prie.

Incapable de prononcer la moindre parole, étouffée par l'aura qu'il dégage, j'acquiesce de la tête. Il s'efface pour me laisser entrer et son odeur, un mélange acidulé et doux à la fois, me percute de plein fouet, alors qu'il referme la porte derrière moi. Il me dit, tout en prenant la direction du séjour :

— Je dois terminer certaines choses et après, je serai disponible.

J'avance lentement et découvre le salon de la suite, agencé avec goût. Un écran géant trône sur une console au bois sombre laqué face à un canapé en cuir noir qui tranche avec l'épaisse moquette couleur sable. Devant moi, une baie vitrée qui occupe tout un pan de mur, donne sur une terrasse où un salon de jardin en tek se perd dans une végétation verdoyante.

Tant de luxe pour une seule personne !

Je reste là, debout au milieu de la pièce, attendant la suite.

Il me tourne le dos pour ranger des papiers qui traînent sur la table. Cela me laisse quelques minutes de répit, suffisantes pour me rappeler le chemin que doit prendre l'oxygène pour arriver à mes poumons. Je prends une profonde inspiration.

Puis, lentement il se retourne et cale son bassin sur le rebord de la table. Il m'observe intensément et quand il se met à parler, sa voix résonne jusqu'à l'intérieur de moi :

— Nous allons à un repas d'affaire avec des requins de la finance. Il est important pour moi de réussir à finaliser ce soir. C'est Annabelle qui vous a recommandée, alors ne me décevez pas.

— Et que voulez-vous que je fasse exactement ? lui dis-je en tentant de maintenir son regard sans perdre le rythme de ma respiration.

Il se redresse, s'approche de moi et fait le tour de ma personne, lentement.

— Je veux que vous soyez agréable avec chacun d'eux, que vous rigoliez à leurs blagues, que dans leurs yeux brillent le désir et la possibilité que vous pourriez éventuellement leur appartenir. Je veux que vous les teniez par leurs attributs d'un simple battement de cils et par derrière, je leur assènerai le coup de grâce en leur soutirant leur consentement. Je veux que vous fassiez diversion pendant que j'attaquerai.

Son ton est calme et assuré, mais derrière ses mots, je ressens le besoin d'arriver à ses fins. Le décevoir risquerait de me coûter cher.

Il enclenche son deuxième tour et s'arrête dans mon dos. Mon cœur s'emballe de le sentir si près. Je ferme les yeux en inspirant longuement et sursaute légèrement quand il pose ses deux mains sur mes hanches.

Qu'est-ce qui me prend ? Pourquoi me déstabilise-t-il autant ?

Il approche sa bouche de mon cou, et remonte jusqu'à mon oreille pour me souffler dans un murmure :

— Voilà ce que je veux, Rébecca... Faites ce pourquoi vous êtes payée et si vous êtes aussi efficace que le prétend Annabelle, je double le prix de votre soirée.

Puis, il s'éloigne de moi et retourne vers la table pour prendre son veston.

Sa voix m'envoûte, mais les mots qu'il utilise s'insupportent et me renvoient irrémédiablement aux actes abjects que je suis obligée de faire, me rejetant en pleine face le dégoût que je peux ressentir envers moi-même. Je perds un bout de mon âme à chaque porte que j'ouvre ; et cette fois-ci, je n'ai vraiment pas le choix. Au vu de la somme qu'il est prêt à sortir, je ne peux pas faire la difficile. Non, trop de gens comptent sur moi...

Il m'invite à le suivre et nous nous dirigeons vers l'ascenseur. De nouveau, il me laisse passer devant pour entrer dans la cabine. Sans dire un mot, je l'observe du coin de l'œil et apprécie, malgré moi son profil tandis qu'il appuie sur la commande pour se rendre au rez-de-chaussée. Ses cheveux noirs, plus long sur le dessus, jouent sur son front. Je détaille la fine courbe de son nez et laisse mon regard s'abandonner sur ses lèvres pleines à souhait et imagine leur texture ainsi que la saveur qu'elles peuvent avoir.

Quelque chose en lui m'attire, sans que je sache quoi. Sa présence déclenche en moi des sensations que jamais je n'avais ressenti auparavant.

Et quand je remonte lentement vers ses yeux, je m'aperçois que ceux-ci dérivent vers moi et que sa bouche s'incurve dans un demi-sourire.

Honteuse de m'être laissée aller de cette manière, je me redresse bien droite face aux panneaux de l'ascenseur, tentant de paraître froide et distante, alors que mes doigts se crispent et que mes articulations blanchissent sur la pochette de tissu que je tiens.

L'ouverture des portes me libère de cette tension accumulée dans ce minuscule endroit.

Il cale une main dans le creux de mes reins, m'indiquant la direction à prendre et murmure près de mon oreille :

— Alors, Rébecca, à nous de jouer et, surtout, ne me décevez pas.

B.

ÂMES...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant