Chapitre 15 : Fantomatique

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Il pleuvait le jour de l'enterrement de Philippe. S. toute entière s'était mise en deuil. Même le soleil s'était retiré, refusant de voir la dépouille du brave homme descendre sous terre, disparaître à jamais. Le décor, la nature, personne ne pouvait imaginer la vie continuer sans Philippe Saint-Roméo. Tout le monde finirait par s'y habituer, mais ils ne vivraient plus. C'était terminé. Philippe avait fermé le livre et tiré sa révérence.

Ses yeux étaient clos, mais sa bouche légèrement entrouverte. Il avait poussé un dernier soupir avant de s'endormir. Derniers mots, dernières expressions faciales. A qui étaient-elles destinées ? A celui qui l'avait privé d'une existence prometteuse, d'une vie joyeuse ? Ou à d'autres, ceux qui n'étaient pas là, mais qui auraient aimé le sauver, qui allaient culpabiliser toute leur vie ?

Sa face était blême. Philippe avait déjà rejoint le monde des esprits. Mais les gens croyaient-ils aux esprits ? Pouvaient-ils croire que Philippe allait rester ? Qu'il pouvait revenir ?

Personne ne se posait ce genre de questions. C'était absurde. Philippe était mort, et Philippe ne reviendrait pas.

Le monde avait perdu une perle, un joyau. S. continuerait d'avancer, mais elle ne pourrait plus respirer sans Philippe. Sans Philippe, l'univers s'était figé. Des images. Il n'y avait plus que des images. Et des souvenirs. Mais les souvenirs ne peuvent plus vivre, n'est-ce pas ? Les souvenirs sont bons à être rangés dans un album photo. On les regarde quand on se sent seul. Ils nous reviennent, nous les connectons à des éléments du réel. Comme Proust et sa madeleine. Mais ils sont éphémères. Une fois la madeleine avalée, ils disparaissent.

Carmen Saint-Roméo s'accrochait de toutes ses forces au Philippe de ses rêves, celui qui était parti et qui n'était plus qu'une image idéalisée, un tableau poussiéreux qu'elle tentait d'embellir chaque jour. Mais comment idéaliser davantage ce cadavre fantomatique qui reposait définitivement dans cette énorme boîte noire, et qui avait pris des années en quelques jours ? Philippe était une carcasse dépourvue de vie. Il n'était plus son brillant mari.

Elle ne pouvait pas l'ériger en roi. Philippe n'aurait pas aimé ça. Il était humble, Philippe. Si humble qu'il aurait été en colère si elle lui avait annoncé qu'elle lui avait bâti un trône imaginaire avec des bribes, des morceaux d'images. Non. Philippe Saint-Roméo voulait qu'on se souvienne de lui pour l'homme qu'il était. Pas celui qu'il aurait voulu être.

Car Philippe aurait voulu. Philippe aurait voulu donner la vie. Philippe aurait voulu terminer son roman, Philippe aurait voulu continuer à rendre les gens heureux. Bibliothécaire vénéré par les élèves, il ne vivait que pour leurs yeux émerveillés quand il leur ouvrait la bibliothèque les jours fériés et les dimanche soir. Et pour sa femme. Pour Carmen.

Carmen avait les mains moites. Elle serrait la main de Julien avec vigueur. Ironie du sort. Son amant était le plus susceptible de la consoler après la mort de son mari. Julien était mal à l'aise, et elle le savait. Futilités. Les rares membres de l'assemblée ne le connaissaient pas. Carmen l'avait introduit comme un cousin proche. Personne n'avait posé de questions. Personne n'avait envie de savoir si elle avait menti, si elle avait effectivement trompé Philippe. Tout le monde savait que, là où était Philippe, seul le pardon régnait en maître.

Léna était venue. Sa longue robe noire, sa voilette en dentelle, son rouge à lèvres discret la mettaient en valeur. Elle attirait davantage l'attention que le couple, renfermé sur lui-même et souhaitant disparaître à la moindre occasion. On la regardait d'un mauvais œil, comme si elle avait voulu se donner en spectacle au lieu de se recueillir. Léna était toujours mal regardée. Elle attisait la jalousie et suscitait l'admiration. Cette ambivalence la propulsait sous les feux des projecteurs à chaque occasion, même quand celle-ci n'était pas appropriée. Et ce malgré elle.

Dix TatouagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant