19- Vide

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APRIL

À mon réveil, je ressens un mal de tête intense et une forte douleur au bas ventre. Ma vision est embrouillée et il me faut un moment pour m'habituer à la lumière matinale. Je m'accoude sur mon avant-bras et suis soulagée de constater que je me trouve dans ma chambre. Je balance la tête vers l'arrière et ferme les yeux pour retrouver cet état paisible dans lequel j'étais plongée. Mais les événements de la veille ressurgissent dans mon esprit, me frappant de plein fouet et accentuant au passage mon mal de crâne. Merde. Je me lève en vitesse — du moins à la vitesse que mon corps mal en point puisse me le permettre — et me place devant la glace, qui projette en retour une véritable vision d'horreur. Mes yeux sont bouffis et mes lèvres gonflées. Je soulève mon chandail pour découvrir un ventre couvert de bleus et rougi par endroits. Je lâche un long soupir. C'est à peine si je reconnais la fille se dressant devant moi. Le chandail d'Aidan est légèrement humide d'avoir accueilli tant de larmes. Aidan.
Mon coeur s'arrête lorsque tous mes souvenirs de la veille me reviennent en même temps.
Pedro.
Le souper.
Oh non! Qu'a-t-il dû penser en ne me voyant jamais arriver chez lui? S'est-il inquiété? A-t-il essayé de me rejoindre?
Je pars à la recherche de mon téléphone en quête d'une réponse à ma dernière question. Je le retrouve emmêlé dans mes draps. À mon grand soulagement, il possède encore un peu de batterie.
Aidan a essayé de m'appeler une dizaine de fois. Zut et zut de zut.
Je pianote rapidement son numéro, que je connais désormais par coeur. Il ne décroche pas avant la quatrième sonnerie.
- Allo?
Sa voix rauque matinale me réchauffe le coeur, étouffant mes craintes.
- Aidan, je..
- April! Tu vas bien?
Il semble s'être réveillé d'un seul coup.
- Aidan, il faut que je te parle... C'est Estrella, elle...
Au même moment, la porte de ma chambre s'ouvre à la volée et ladite concernée débarque en trombe, accompagnée de deux hommes costauds. Mon sang ne fait qu'un tour.
Bouche bée, je décolle le téléphone de mon oreille. Mais il est trop tard.
- Tiens donc, on parle de moi ici? Mais que me vaut cette chance?
- April? April, c'est elle? Ne l'écoute pas! April!!
La voix d'Aidan résonne dans mon oreille tandis que ma marâtre s'approche à grands pas.
- Mais qui est-ce, hum?
Je retrouve finalement l'usage de mes réflexes et cache le combiné derrière mon dos.
- April Curtis, tu vas me rendre ce téléphone, et immédiatement.
Je recule jusqu'à la tête de lit et elle s'approche encore plus, de même que ses deux brutes. Tous deux croisent leurs gros bras sur leur poitrine, la mine sévère. Je ravale ma salive. J'ai tout juste le temps de raccrocher afin qu'elle ne puisse voir mon interlocuteur avant qu'elle ne m'empoigne le bras et me le retire de force.
D'un air de victoire, elle l'agite devant mon visage en chantonnant:
- Tu peux être sûre que tu ne le reverras pas avant un bon petit bout de temps, ma chérie.
Elle tourne sur elle-même en un geste théâtrale avant d'ajouter:
- De même que tous ces meubles et jolies petites décorations.
J'ai la bouche sèche, mais je réussis à articuler:
- Vous ne pouvez pas me faire ça. Je ne vous laisserez jamais prendre les seules choses qui m'appartiennent vraiment.
Elle rit avec cruauté.
- Attends bien de voir, petite sotte!
Elle se râcle la gorge et se retourne vers ses deux messieurs-muscles.
- À vous l'honneur.
L'un commence à soulever ma penderie, l'autre s'attaque à ma commode, les transportant hors du grenier que j'avais si bien réaménagé. Je reste assise sur le petit lit, à contempler la scène sans aucune expression. Je devrais probablement m'interposer, faire quelque chose, mais ça ne me mènerait nulle part. La bataille est perdue pour moi. Elle a été perdue depuis le jour où mon père nous a quittées, en fin de compte. Et je n'ai jamais réussi à remonter la pente pour de bon. Y arriverai-je même un jour? Mon espoir de m'en sortir s'effiloche petit à petit, pour ne s'en tenir qu'à un mince fil. Il ne me reste plus qu'une lueur d'espoir, et cette lueur là, c'est Aidan.

*   *   *

Une fois la pièce complètement vide, je semble sombrer dans les ténèbres dans mon enfance, renouant avec la petite fille qui était effrayée à l'idée de passer la nuit dans cette pièce fort peu accueillante. Toujours assise sur le lit, je regarde Estrella fourrer quelques billets dans les mains massives des deux hommes, qui quittent en silence par la suite. Elle revient vers moi avec un sourire de satisfaction, un sourire de victoire rempli de méchanceté. Elle s'assied sur le bord du lit, qui se renfonce dans un grincement.
- Alors...
Elle s'éclaircit la gorge.
- Comptes-tu me dire où tu étais hier soir?
Elle me regarde droit dans les yeux, et je soutiens son regard sans ciller.
- Non.
- Pardon?
Elle fronce les sourcils.
- J'ai dis non.
La furie la gagne, c'est évident. Elle n'arrivera jamais à me faire cracher le morceau, peu importe la souffrance et les méchancetés qu'elle tentera de m'infliger.
- Dans ce cas, (elle se lève) tu resteras enfermée ici jusqu'à ce que tu n'aies rien avoué.
Alors qu'elle ouvre grand la porte, je l'arrête:
- En quoi cela vous importe-t-il, de toute manière?
Elle se retourne lentement pour me faire face à nouveau. Son expression change, elle affiche désormais une mine abattue. Elle est assez douée pour jouer la comédie, je me demande pourquoi elle n'a pas fait carrière en théâtre...
- April! Nous nous sommes fait énormément de souci pour toi hier! Si tu savais, nous t'avons cherché dans toute la ville et appelé à plusieurs reprises, mais tu n'as donné aucune nouvelle.
- C'est peut-être parce que je n'avais pas envie de vous voir, justement.
Je pensais avoir marmonné, mais je me rends vite compte que j'ai dû parler un peu trop fort.

Elle ne bouge pas d'un pouce, outre son sourcil qui se hausse de façon si prononcée qu'il semble vouloir toucher la racine de ses cheveux. 

- Veux-tu me répéter ça?  

- Mais je vous en prie. J'ai dit. Que. Je. Ne. Voulais. Plus. Jamais. Vous. Voir. Point à la ligne. 

J'ai l'impression que mon être tout entier n'est plus que composé d'un mélange d'arrogance, de méchanceté et de vengeance. Plus rien ne peut m'arrêter. 

Estrella avance de quelques pas en ma direction, ses talons pointus claquant sur les planches de bois usées du plancher. Elle s'arrête à mi-chemin et balaie la pièce du regard. Heureusement qu'elle est maintenant vide, sans quoi j'ai l'impression qu'elle me balancerait tous les objets par la tête. 

Je retiens mon souffle. Je crains son prochain mouvement, tout en me disant qu'une blessure de plus ou de moins ne changera pas grand chose à mon état. 

Mais elle se ravise, inspire longuement et se redirige vers la porte. Tout en expirant dans l'air poussiéreux, elle quitte la pièce en claquant la porte derrière elle. Un long cliquetis m'indique qu'elle verrouille la porte à double-tour, me faisant prisonnière de ma propre chambre - ou du moins de ce qu'il en reste. 

C'est à mon tour de retrouver mon souffle lorsque je l'entends s'éloigner dans les escaliers.

Reine du BalWhere stories live. Discover now