Le travail d'une vie (partie 2)

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J'avais passé trois heures au poste de police pour pouvoir convaincre David de témoigner contre les anciens collègues de son père. Il avait peur et cela pouvait aisément se comprendre. Comment lui en vouloir ? Le gang des Sharks n'était pas connu pour faire dans la dentelle et dès qu'il y avait la possibilité de faire couler le sang, ils n'hésitaient pas à employer les pires méthodes de torture que l'on puisse imaginer.

Une fois la police avait découvert le corps d'un drogué, qui n'avait pas du payer ses dettes. Ses tripes étaient étalées autour de lui, les ongles avaient été arrachés ante-mortem et son visage, même figé par la mort, témoignait de la terreur et de la douleur qu'avaient pu subir ce pauvre junkie. 

La chose la plus difficile que j'avais encore à faire était de trouver un bon avocat à David. Il fallait absolument que je choisisses une personne qui puisse régler les choses de la meilleure manière possible. Je n'avais pas l'intention de l'abandonner et il pouvait compter sur moi. Quand je l'avais quitté, une faible lueur brillait à nouveau dans son regard adolescent. C'était mon moteur, l'étincelle de leur regard autrefois éteint... Une nouvelle lumière semblait à nouveau inonder leur âme. Je lui fis un bref signe de la main avant de partir.

À midi, j'avais rendez-vous pour rencontrer le professeur Smouth. En effet, je l'avais rappelé dans la matinée. Il semblait surpris de me voir le contacter si rapidement mais notre échange fut bref. Il fallait que je le voie, que je sente si je pouvais lui faire confiance. Il est vrai que, lorsque j'avais éprouvé l'impuissance face au dossier de David Keywast, mon choix avait été plus facile. Enseigner à la prestigieuse université de New-York m'offrirait sans doute des opportunités pour avoir plus de poids dans les décisions pour mes protégés. Ils le méritaient. Je pourrais rencontrer des gens d'influence et me faire une place dans cette société où hélas les relations étaient plus qu'essentielles. Mes pensées, à cet instant, me répugnaient au plus au point, mais il fallait que je reste pragmatique et sensée. À quoi bon se voiler la face, les choses étaient ainsi... 

Cependant, il était nécessaire que je reste dans l'ombre, mais d'autres, à ma place, pourraient assumer la lumière des projecteurs. L'anonymat était essentiel pour moi. Des personnes pouvaient me retrouver... 

Ma montre indiquait midi et quart quand j'arrivais devant le café « Un petit coin de Paris » , où j'avais donné rendez-vous au professeur. Le choix du lieu n'était pas anodin et me permettait de me sentir un peu plus chez moi. L'ambiance était feutrée, plus apaisante que la ville grouillante de monde qui nous entourait. Les serveurs n'étaient pas envahissants, et une douce musique emplissait les lieux, à la manière d'une berceuse. N'importe qui ayant passé une horrible journée, longue et stressante, pouvait se retrouver ici et sentir ses muscles se décontracter les uns après les autres. C'était le pouvoir de la musique, l'apaisement des âmes blessées. 

Je reconnus le professeur immédiatement car j'avais parcouru Internet quelques minutes avant pour ne pas me retrouver dans une situation gênante et garder le contrôle. Quand certains, ne connaissant rien de mon passé, m'auraient qualifiée de psychorigide, j'agissais simplement comme cela par prudence. 

Harold Smouth était ce que l'on pouvait appeler un homme dans la force de l'âge. Cependant, sa posture droite et classe lui donnait une grande assurance. Son regard respirait l'intelligence et la bonté. Je pressentais ce genre de choses, et j'étais pratiquement certaine qu'il s'agissait de quelqu'un de gentil. Il était habillé de manière assez excentrique. Il portait une veste à carreaux vert sapin d'où dépassait un col roulé noir. Son pantalon était assorti à la veste et sa tenue se terminait par des mocassins ocres en velours.

Lui aussi avait dû se renseigner sur moi car il me reconnut immédiatement et m'adressa un large sourire. Mon pas n'était pas assuré, mais je vins à sa rencontre en essayant moi aussi de lui rendre son sourire, en vain... J'étais crispée, stressée, je ne savais pas à quoi m'attendre et je détestais ça. Il dut sentir mon embarras car il engagea la conversation en premier :

 - Ravi d'enfin vous rencontrer Mlle David. Vera m'a tellement dit du bien de vous. Venez ! Je nous ai réservé une table pour que l'on puisse déjeuner ensemble. Je suppose que le café n'a pas été choisi par hasard ?  

Un serveur nous dirigea vers l'endroit que je préférais dans ce restaurant, à côté de l'immense piano à queue qui trônait sur une estrade. Je savais en jouer, cependant quand on habitait un petit appartement de New-York, il était difficile d'y entreposer un tel meuble. Quand nous fûmes installés, le professeur commença par aborder divers sujets pour détendre l'atmosphère : la météo, la circulation, les informations du jour...

Le ton de sa voix était à la fois suave, réconfortant et d'une profonde tendresse. Je me sentis plus à l'aise et le suivis timidement dans ses discussions. Quand il vit que j'étais moins crispée, il choisit de rentrer dans  le vif du sujet :

- Je suis content que vous ayez accepté mon offre...

- Je n'ai encore rien accepté – le coupais-je – il me faut plus de détails sur ce qu'il va falloir que j'effectue pour que je puisse réellement savoir si tout cela me correspond.

Effectivement je devais avouer que j'abusais un peu. Je me maudissais intérieurement pour n'être devenue qu'une jeune femme aigrie et méfiante envers tous les gens qui m'entouraient. Je ne savais pas si un jour je pourrais à nouveau être insouciante, libérée de mes démons, confiante en ce que la vie pouvait m'offrir. Finalement, me demander de me sentir en sécurité avec des inconnus c'était comme me faire promettre d'escalader l'Himalaya en moins d'une demi-heure... 

Les yeux du professeur Smouth me fixèrent interloqués et il me répondit avec un large sourire : 

- Bien évidemment ! 

Il rit et appela un serveur pour que nous passions commande. Je pris une salade Caesar avec une crème brûlée en dessert. Il commanda la même chose que moi et une fois les menus apportés à notre table, la discussion put commencer. Cette fois, je décidai de prendre les devants :

- En quoi consistera exactement mon travail professeur Smouth ?

- Je vous en prie appelez-moi Harold ou même Harry, je préfère largement, ça me rend plus accessible et surtout ça me fait apparaître moins vieux ! 

Son sourire était plein de compassion. Ce professeur me plaisait de plus en plus. Il me rappelait les images d'Épinal que l'on se fait d'un grand-père idéal.

Il reprit sa tirade sur un ton plus solennel :

 - Votre travail est simple en apparence mais beaucoup plus compliqué en réalité. Voilà... J'ai une classe de quinze élèves chaque année, qui regroupent les enfants des gens les plus influents des États-Unis, et plus particulièrement les progénitures des plus grands avocats New-yorkais. Ils sont imbus d'eux-mêmes, et je ne comprends toujours pas pourquoi j'anime encore ces cours de sciences criminelles. Toujours est-il que j'ai besoin de quelqu'un qui puisse les toucher, les appréhender sans subir les moqueries du vieil âge. Une personne qui a fait du terrain, qui sait parler aux adolescents et percer les carapaces des plus durs d'entre eux. L'atelier consistera à la fois en des cours magistraux, que vous animerez de la manière dont il vous plaira, et de travaux pratiques où je vous demanderai de les emmener avec vous sur le lieu de votre travail. Le but ultime est de les rendre un peu plus humains. Ils ont eu l'habitude de vivre dans un monde privilégié, et je ne suis pas sûr que le sens moral et la valeur qui est propre à la science juridique leur soit connus. Je compte donc sur vous pour leur enseigner tout cela. À la moindre difficulté, je serai derrière vous.

Je restai sans voix. Le travail avait l'air passionnant mais d'après ce qu'il m'avait dit au téléphone, ce n'était pas à des adolescents que j'allais m'adresser, mais à des jeunes adultes qui avaient tout juste deux ans de moins que moi... Comment pourrais-je être crédible à leurs yeux ? Pour moi, je n'avais strictement rien à leur apprendre. J'étais suspicieuse face à ce nouveau poste et je ne pensais pas être la plus désignée pour faire face à tout cela. 

May It BeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant