28 - Refuge : Dommage collatéral

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Pour tous ceux qui vivent,

il y a de l'espérance ;

et même un chien vivant

vaut mieux qu'un lion mort.

L'ÉCCLÉSIASTE

7 ANS PLUS TÔT

LUNDI 1er OCTOBRE 2012

23 : 34

JÉRÉMY

Le corps a une mémoire.

Il se souvient de chaque coup, chaque entaille. Dans ma peau sont gravées ses mains, dans mon sang est marquée ma douleur.

J'ai treize ans, envie de dormir et un piano sous les doigts. Les sons cristallins que font naitre les touches pressées me détendent. Mélodie triste, lente, mais réconfortante. Dans l'air s'élève Collateral Damage, l'outro magnifique d'United States of Eurasia 1 de Muse, le groupe préféré de mon père.

Fausse note. Mon doigt a glissé. Le piano de bois noble détonne dans le décor médiocre du petit appartement. Les murs jaunâtres, les champignons sur le plafond de la salle de bain, l'odeur âcre de l'alcool.

Mon père est affalé dans le canapé. Il zieute vaguement le programme creux que passe la télévision au volume trop élevé. Le bruit parasite ma concentration. Les exhalations de sa gnaule aussi.

— Papa !

Peut-être qu'il ne m'entend pas. Peut-être qu'il ne veut pas m'entendre. Je pousse le tabouret pour venir lui tapoter l'épaule.

— Papa, tu peux mettre un peu moins fort s'il te plait ?

Il ne me regarde pas, prend la télécommande et monte le son en avalant une rasade de piquette à même le goulot. Douleurs aux tympans. Je soupire et vais me rasseoir. Tabouret bancal. La mélodie reprend sous mes mains, elle enfle dans l'air jusqu'à devenir rageuse, excessive. La chanson douce s'est transformée en hymne à la colère. J'ai chaud, mon cœur bat fort. Je suis faible, sensible, dans la mauvaise famille. Je voudrais être quelqu'un d'autre.

— Oh !

Sa voix s'élève. Plus fort que le Téléfoot où beuglent des supporters survoltés. Plus fort que les martèlements affolés de mon pouls dans mes tempes. Une crampe me prend au poignet, là où mon bleu devient jaune. La prof l'a vu, hier, elle m'a demandé si mon père me frappait. Non, bien sûr, c'était le coin de cette table, jamais au bon endroit. Et celui à mon épaule ? Un ballon mal passé en cours de sport... Je tremble, mais je continue de jouer. La rage me tord le ventre. J'ai envie de mettre fin à tout ça. J'ai envie qu'il se réveille. J'ai envie que quelque chose change.

— Jérémy !

Il se lève, il trébuche. Joues boursoufflées. Poches sous les yeux. Ce n'est pas mon père. Ce n'est qu'une loque. Qu'un vieux con qui croupit dans sa binouze.

— Moins fort... Jérémy, moins fort !

Je soutiens son regard, je joue à l'aveugle. Le sien est vide, mais au moins il me regarde. Je sais ce qui va se passer. Je sais pourquoi il lève son poing, je sais ce qui arrive.

Ses coups.

Son poing frappant le piano, une fois.

Ses coups, sur le mur d'abord, ses mâchoires tantôt serrées, tantôt ouvertes pour gueuler, je ne comprends pas quoi.

ILLUSIONS RASSURANTESWhere stories live. Discover now