ARWIN et ANDERS I

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Arwin n'en finissait de plus de rêver. Depuis des jours, des semaines, elle voyait en songes la matière lourde et opaque de la nuit qui affrontait les rayons éblouissants du jour. La lumière se confrontait à l'obscurité dans une joute qui durait depuis d'immémoriaux temps premiers. Toujours la pénombre commandait des nuées d'ombres mauvaises qui  engloutissaient les mondes infligeant ainsi les pires maux, la plus grande souffrance à l'humanité. Puis elle se réveillait en pleurs, en nage, au beau milieu de ces cauchemars. Que signifiaient ces visions ? Pourquoi à ce moment précis ? Y avait-il un signe, une signification ? Sans doute souffrait-elle, simplement. Depuis des mois désormais Père insistait pour qu'elle se donne et qu'elle choisisse enfin l'un de ses prétendants.

Le temps était venu, elle avait déjà plus de treize ans et allait sur sa quinzième année. Toutes ses amies étaient déjà mariées ou promises. Certaines mêmes déjà mères... Soupirs. Elle ne voulait pas abandonner Mère, le Palais de Verre, elle ne voulait pas quitter Anders. Comment ferait-il sans elle ? Si fragile, si malhabile, si gauche ! Un véritable cas que son frère jumeau. Et puis surtout elle s'en voudrait. Pourtant elle rêvait quelque part, aussi, de partir loin au-delà des limites de ce monde polaire fait de glace et de givre. Mais pas pour un autre foyer ça non. Heureusement là elle pourrait toujours s'acquitter de son devoir envers les dieux. Une prêtresse l'était à vie après tout.

Elle regardait le ciel de la ville éternelle de Sinorjieva, la ville du nord par-delà le nord. On la surnommait la mère des glaciers éternels. En effet par une science que le reste des Neufs Pays ne s'expliquait pas cette autre Atlantide avait été imaginée et construite sous le sol gelé des terres froides. Par un jeu savamment majestueux de miroirs immenses faits d'un mélange de verre et de glace la faible lumière naturelle des cieux ricochait et se reflétait au travers de la calotte toute entière jusqu'à irradier la cité. Oh bien sûr d'autres sources engendraient une luminescence incontournable pour que s'épanouisse la vie.

Des sortes de cristaux aux tons froids, intégrés au plan d'ensemble, tels des œuvres magnifiant chaque place s'élevaient dans la ville. Bleus d'azur clair, blancs de neige, verts de jade ou jaunes citron. Ils irradiaient d'une lumière agréable et vivante l'immense communauté. De ce fait lorsqu'on levait les yeux le ciel était dépourvu de nuages mais aussi de plafond... Une myriade de tons chatoyants allant du rouge chaud et plein de promesses aux verts fuyants couvrait presque en totalité le fond bleuté et laiteux des immensités gelées !

Sans les ingénieux aménagements de ce peuple sage Sinorjieva baignerait pour l'éternité dans la nuit et le froid mortel. Mais il en était rien, au contraire. Eferizaïa, sa grand-mère, lui avait raconté qu'à la surface les nuits duraient des années et les jours autant. Là, protégée par la bonté austère de la calotte glacière et l'érudition millénaire de son peuple Arwin n'avait jamais contemplé les changements journaliers que de derrière le filtre riche des parois colorées ou gelées. Devant ses yeux pourtant se perdait l'immensité sans fond du bol de prway qu'elle buvait goulûment. Chaudement gélatineux, sucré, noir et parfumé elle en avalait un ou deux bol tous les matins. Au bout de la table, la place était vide. Anders ne se levait jamais avant elle mais là tout de même il exagérait. Tant pis !

Après tout l'avenir appartenait à ceux qui n'attendaient pas la nuit ! Il lui fallait rejoindre les prêtres pour commencer l'office puis suivre sa formation. Le mois d'après verrait son ordination définitive en tant que prêtresse. Quelle excitation ! Rangeant et nettoyant ce qu'elle avait utilisé pour manger elle dévala les escaliers transparents de la superbe demeure familiale. Au contraire de l'apparence des murs de la ville les intérieurs souvent se paraient de chaudes couleurs. Contraste entre le dehors et le logis. La flamboyance vitrée de la maison réconfortait les cœurs. L'espace de vie et de réception était vide. Il semblait trop tôt pour que les traditionnels servants de Père n'arrivent. Père...

Elle brûla dans sa tête le visage de son géniteur et se força à repenser à la célébration prochaine de son nouveau statut. Devenir prêtresse signifiait beaucoup à Sinorjieva. Elle vivrait en communion avec les lumières boréales, avec le froid sans âge qui dictait ses lois, avec la nuit... Car malgré les subterfuges créés par ce peuple, d'aucun n'était dupe : c'étaient l'obscurité et les ténèbres qui commandaient aux hommes. Même en pleine année diurne l'on ne pouvait espérer survivre qu'au sein d'Ilengaard la ville sacrée. En elle seule l'humanité de Sinorjieva trouvait son salut, la lumière des deux soleils ne suffisant guère à élever la vie sur le sol aride et malmené par les vents de ce grand nord immuable.

À peine eut-elle franchi le pas de la porte qu'en trombe un apprenti du temple déboulait sous ses yeux. Elle faillit tomber à la renverse. « Damoiselle Arwin ! » Les yeux ouverts comme s'il avait découvert le jour il tourbillonna et s'exprima avec force gesticulation. Elle eut tout le mal du monde à le calmer et lui ordonner de parler plus calmement. Puis retrouvant son souffle il s'exprima plus posément. « La prophétie ! Elle est tombée Damoiselle Arwin, la prophétie ! Les deux étoiles sont apparues et, et... » La prophétie. Une terreur sourde et prenante s'empara d'elle. Ne rien montrer. Elle lui commanda de l'amener et il s'exécuta. Bientôt les voilà devant la Tour des Lendemains. Construction blanche comme l'ivoire et seule tour de la cité perdue, elle établissait une sorte de lien, de contact inconscient mais physique entre l'âme des sinoviens et les hauteurs de la surface.

Un peu comme un rappel de leur ascendance se perdant au fond d'âges légendaires. Ils se savaient venir initialement de la surface. Même si les plus obtus prétendaient provenir du cœur des glaces... Arwin s'était souvent demandée comment la vie aurait pu naître au milieu du néant et sans l'éclat des soleils alors qu'ils se voyaient obligés de le recréer pour vivre ? Fort heureusement ces fous ne possédaient qu'un pouvoir limité. La principale qualité des sinoviens demeurait une sagesse et un amour de la connaissance extrêmes. La voilà qui gravissait les marches sans commencement et sans fin de la tour. « Quand je pense que je devrais désormais toute ma vie me faire à ces marches ! » Si cela peut me permettre d'éviter les plans de Père alors je m'y soumettrais.

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant