ELEANOR I

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Il s'était réellement appliqué à l'assassiner. Et pourtant il n'avait pu. Les yeux gris de félin, de fauve grondant lui revenaient. Cette chevelure terne et argentée, cette démarche feutrée assurée ... Cet homme aurait pu lui arracher le cœur, elle le jurait. Tout dans le tueur correspondait, l'affirmait. Ce fut paradoxalement ce qui l'avait attirée chez Yoroï. C'était pourtant de protection, de vilaine fraternité qu'il s'agissait alors. Il me demandait bien d'autres choses... Elle enveloppa le visage entre ses mains humides et souffla de désespoir. Allait-on toujours la trahir, la décevoir ? Pourtant en l'occurrence qui trahissait qui ? Ne devenait-elle pas celle qui avait manipulé, celle qui avait usé en pleine conscience de cet élan que lui vouait son ancien protecteur ? Je le savais et j'en étais aise... Je dois penser à autre chose. Devait-elle pour autant pardonner ? Non... Certes non. Elle ne parvenait guère à le haïr. S'avérait-elle finalement si faible ? Suzan la surprit dans ses chimères: « Tout va bien Eleanor ? Si tu as besoin de quoi que ce soit... » Quelle douce gentillesse. Tout cela rompait avec l'habituelle taquinerie dont elle savait faire preuve. Eleanor se plut à sourire en pensant à l'inquiétude sérieuse que son amie devait ressentir pour lui témoigner autant d'aménité. Elle lui répondit qu'elle se sentait fort bien. Neil ne l'avait pas quittée depuis l'avant-veille. Désormais à l'affût, inquiet, il précédait tous ses déplacements et avait assigné un groupe de soldats victoriens au service de la princesse. Elle avait eu beau protester de prime abord, elle devait bien avouer que cela la rassurait grandement. Et puis, quitte à se voir chaperonnée, elle préférait que ce soit lui que sa grande sœur... 

Cette dernière arriverait sans doute bien assez tôt et elle l'obligerait à rentrer. Cela, elle ne pouvait l'accepter. Mais comment leur faire comprendre ? Comment leur dévoiler qu'elle était désormais une apprentie sous la houlette du Magistère Serenity Teva et serait plus utile au cœur du Pacifique qu'enfermée dans quelques palais victorien ? Suzan l'observait d'un air anxieux mais son attention fut portée vers une porte qui s'entrouvrait : Sakura se présentait. Elle aussi avait été convoquée par le haut conseil. Une pièce aménagée et ouverte sur l'immense verger du Temple de l'eau les accueillait. Nulle statue ici, nulle hauteur vertigineuse. Un simple sol de bois et des jarres en terre cuite sur les flancs. Les panneaux coulissants en bois foncé étaient ouverts et le vert jardin donnait l'impression étonnante d'entrer dans la pièce. Cette ambiance la reposait et elle en avait grandement besoin. Sakura s'approcha. Elle ne lisait guère de pitié ou même de compassion dans son dur regard. Pourtant elle s'arrêta net et derechef demanda : « Comment te sens-tu ? Tu tiens le coup ? » De saisissement elle sentit l'émotion la gagner. Elle puisa dans ses réserves pour ne pas craquer, pour ne pas laisser libre cours à ses larmes montantes. Pourquoi tant de sensibilité ? La fatigue sans doute... Elle se sentait à raison habitée par une grande nervosité. Ses deux dernières nuits s'étaient avérées plus que tumultueuses il fallait bien le reconnaître. Elle s'obligea à articuler une réponse : « Oui... Je... Je vais bien merci. » L'alerte stature affirmée de Sakura produisait chez elle une sorte d'admiration. Quel corps musculeux, doté d'une tonicité exemplaire. Quel aura... Dire que cette fille extraordinaire n'était autre que la plus proche amie de sa rivale. Tout à coup le bruit d'un groupe se rapprochant. 

Eleanor reconnut l'empressement, les pas volontaires, le son mat et sourd du cuir des hautes cuissardes sur le sol piétiné. La porte céda et quelques secondes plus tard Cassandra emplissait l'espace de sa fière silhouette. Ses longs cheveux bouclés et arrogants luisaient d'auburn. Une teinte cependant plus foncée et profonde, plus fondamentale que celle de sa petite sœur. Pensif et impeccable, le duc Phybraz d'Arlénon l'accompagnait. Non moins charismatique, son attitude se voulait plus réfléchie que celle de l'illustre première princesse de l'Empire. Cassandra se précipita inquiète. Après avoir embrassé avec férocité sa sœur, elle s'indigna qu'on ose porter atteinte à cette dernière, au sang de Victor ! Et ce dans l'île des Magistères. Cela semblait incroyable... Sans sourciller Phybraz la contemplait perdre son calme et sa patience. Puis ce qu'Eleanor redoutait ne tarda pas : « Tu dois rentrer à Victoria Eleanor ! Tu ne peux continuer à vivre ici alors que l'on en veut à ta vie. Qui sait quel tueur sera envoyé la prochaine fois ! Et surtout par qui... » Elle lorgna sur les moines qui, invisibles tant leur effacement s'avérait total, vaquaient à leur occupations millénaires. Qui cueillait sur les arbres fruitiers, qui passait et repassait le balais, qui tête et dos courbés servait silencieusement une sorte de thé fort aromatisé, boisson typique des îles du Pacifique. Malgré cette outrageuse insinuation les moines continuaient muets leur office. Phybraz la reprit : « Enfin princesse maîtrisez-vous. Ce n'est pas ici que sont nos ennemis vous le savez bien. Eleanor comment vous portez-vous ? J'ai cru comprendre que vous connaissiez votre assaillant ? Se pourrait-il qu'il s'agisse d'une sorte de règlement de compte ? De l'expression jalouse d'un prétendant... » Cassandra explosa : « Un prétendant ! Je m'attendais à plus de discernement de la part du penseur rouge ! »

Il marqua un temps avant de répondre non sans une lueur d'ironie dans ses yeux embrasés à l'intelligence prompte : « Rouge est mon talent. Et mon talent est de penser. Si cet homme avait voulu lui nuire réellement c'est à Oldon que nous serions actuellement, pétris de tristesse devant le cercueil étouffé de gerbes de fleurs de votre jeune sœur. Il n'en est rien. Souffrez donc que je cherche des explications plus plausibles qu'un simple attentat à... » Eleanor les coupa tous les deux : « Je le connais bien. Il s'agissait effectivement de Yoroï. La vérité c'est qu'il n'a pas pu me tuer à cause de l'amour qu'il me porte. Amour que je savais réel et dont j'ai usé pour fuir Shun, pour me rassurer aussi... » Cassandra n'en croyait pas ses oreilles. Était-ce bien sa petite sœur qui s'exprimait là? Elle avait utilisé, dupé pour ainsi dire cet homme afin de ne pas rougir devant celui qu'elle aimait? Elle-même, aurait-elle jamais pu s'autoriser semblable combinaison? Elle savait que non. Trop entière, trop directe, trop dure... « Et s'il avait vraiment voulu m'occire, il aurait effectivement pu le faire bien avant. Il n'en avait que trop l'opportunité. » Phybraz s'avança : « Mais est-ce là tout ? Que vous a-t-il avoué ? » Cela commençait à ressembler à un interrogatoire et Eleanor n'appréciait guère le ton du Duc. Pourtant elle devait répondre : « Il a parlé d'un maître. C'est lui qui semble commander. Et puis il y avait ce manteau... » Neil rajouta : « Il portait un manteau clair parsemé de bleu-foncé et une lune noire brodée sur le cœur. Ce manteau lui cachait le visage presque jusqu'aux yeux. » Phybraz nota avec intérêt ces informations : « Un manteau bien trop marqué pour n'appartenir qu'à une personne ne trouvez-vous pas ? Nous pouvons à raison imaginer que cet homme obéit à une quelconque organisation et que cette même organisation, commandée par ce maître, agisse dans l'ombre depuis des mois à des fins macabres pour terroriser et entamer l'Empire. Si je suis ce raisonnement il n'est pas impossible que ce Yoroï ai en réalité été envoyé depuis le début pour surveiller et espionner la princesse Eleanor...»

Le Pacte du Roi Livre IWhere stories live. Discover now