ROLANN I

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Rolann se tournait et se retournait dans sa couche. Il regardait sans trop de concentration son plafond bas. Les participants de l'Epreuve du Pacifique se voyaient attribuer par région ou pays des chambres le temps de la durée de cette compétition impitoyable. Pas si impitoyable que ça, se dit-il. En effet malgré le caractère abrupt et dénué de règles qui nimbait tous ces combats, des temps rythmaient l'Epreuve. Tous les matins, ce peu importait le niveau ou le nombre de participants, il fallait sacrifier aux rites immuables de l'île. Le Temple de l'Eau influençait tout ce qui témoignait du fonctionnement de Kimôto. Il avait pu s'en rendre compte. Jamais il n'avait été témoin de cela. Quoiqu'à bien y réfléchir, Kyoto pouvait seule se targuer d'une telle charge culturelle et rituelle. Il se demandait si Shun s'en était également rendu compte, et si oui, comment il affrontait tout cela? Pourquoi ne pouvaient-ils simplement s'asseoir et discuter ? Pourquoi diable s'avéraient-t-ils incapables d'échanger ? Moi le premier... Shun ne l'acceptait guère comme égal, lui en voulait pour son mutisme silencieux, sa fuite en somme pendant toutes ces années. Lui en revanche ne pardonnait pas à Shun sa réussite, sa froide condescendance et ses manières de seigneur. Famille de samouraïs, hein ? Pourtant il lui fallait se hâter car les Magistères ne l'attendraient pas ! 


Il s'habilla prestement, enfilant sa tenue sombre de Menez Draguan, l'uniforme des étudiants de l'école militaire flanqué du blason des oiseaux de feu irradiant et hurlant. Les trois phœnix spiralé. Symbole de choix pour une terre brûlée par les deux soleils, nouveau monde dans lequel il commençait à se sentir mieux que dans le sien propre. En effleurant ce qui ressemblait à un kamon de clan de samouraï ancien, il repensa à ces bois légers et odorants sur les rives du fleuve de Phoexia la capitale. A la forêt qui protégeait les monts alentours, véritables remparts pour la ville elle-même. Le feu était l'âme de Menez Draguan mais les hommes savaient y inviter les eaux. « Que de poésie » se surprit-il à murmurer ! Mais des sentiments moins légers le rattrapèrent bientôt. Les oppositions de la seconde phase de l'Epreuve, son comportement et surtout son manque de discernement. Par sa faute son groupe avait failli perdre et Julia s'était vue en grand danger. Sans l'intervention inattendue de Suzan dieu seul savait ce qu'il serait advenu. Il devait se racheter. Comment, il ne le savait pas encore clairement, mais il ne pouvait se permettre de laisser les choses en l'état. « C'est bien la peine de me retrouver, je ne sais par quel miracle ou malédiction, de la plage de Kotobi aux rues foisonnantes de Phoexia si c'est pour recommencer cette vie de perdant... ». 

Il revoyait aussi le Magistère Arthulian. L'ami de sa tante Sophia Justinia. Comme à chaque fois qu'il le croisait ce dernier était apparu sans crier gare au détour d'un bosquet alors qu'ils sortaient de la forêt claire et pleine de ces dalles de combat ou d'entraînement. « Vous vous êtes excellemment battus chers aspirants. Rolann t'es-tu trouvé enfin ? » Ce qu'il avait pu l'énerver. Comment savait-il cela ? Les avait-il suivis ? Irneh avait beau lui expliquer en long, en large et en travers que les Magistères possédaient des capacités hors norme il ne pouvait décemment accepter que ces derniers les suivent et les observent sans jamais intervenir. Bon sang des hommes étaient morts ! Oui mais ce sont leurs règles et tu n'y peux rien, tu le sais, se dit-il. Il observa son reflet dans le miroir de forme rectangulaire qui épousait la quasi-totalité de la pièce et se trouva tout de même un certain éclat, une prestance qu'il n'avait jamais soupçonnée dans son propre monde. Il perçut venant de l'extérieur une sorte de chant. Quelque chose de connu. En sortant sa tête en appuis sur le bord de la fenêtre il comprit. Un oiseau chantait. Une mélodie lyrique et harmonieuse... Un rossignol. En tous cas ce qui s'en rapprochait, il ne connaissait guère l'appellation locale.

Une nostalgie inattendue s'empara de lui. Il se remémorait les cours dans le dojo du maître Chomei Tanaka. En début de saison toujours les rossignols chantaient. « L'oiseau qui annonce le printemps » murmura-t-il avec émotion. Ajustant sa ceinture et attachant la veste moulante dont le col montait jusqu'à la base du menton il s'en alla. En sortant de la bâtisse en bois clair de trois ou quatre étages et aux formes pures, rencontre de plans coulissant de bois et d'espaces libres, il ne put s'empêcher de faire un parallèle avec l'architecture de Kyoto. « Il y a des ressemblances dans le principe mais pas dans le style cependant. Il y a plus de liberté et de fantaisie ici je trouve... Ces toits splendides et étirés. On jurerait un oiseau prenant son envol...» Dévalant à tout va la pente qui menait à la Lance d'Or, l'arène dans laquelle Julia avait combattu pendant la première phase, il croisa la route de la dénommée Suzan. Il ne put s'empêcher de s'arrêter quelques secondes. Ne sachant que dire il bredouilla des remerciements gauches et reprit sa course en proie à une inutile timidité. Elle semblait très amusée, voir flattée, de l'effet qu'elle produisait sur le jeune homme qu'elle avait sauvé en forêt quelques jours plus tôt. Évidemment Irneh, Julia et Iperio étaient déjà sur place. Quelle bande de lève-tôt ces draguiens... 

Devant lui une masse informe, mais moins dense qu'à l'accoutumée. Il y a eu du ménage depuis le début des affrontements... S'engouffrant il put accéder au bout du fleuve humain et profiter du discours du nouvel observateur des combats. Quelle surprise ! Entre les maîtres de la première et de la seconde phase le Juge Loguard se tenait droit, très fier derrière son masque de félin éponyme. Se pouvait-il que... « Je me présente. Je suis le Juge Loguard. Certains parmi vous me connaissent, d'autres non. Je suis celui qui supervisera vos affrontements. Préparez-vous au pire, la pitié est exempte de l'Epreuve. » Il ajusta dans un bruit de frottement son long manteau blanc frappé du signe de la division dont il était le Juge et qui possédait lui aussi, brodé sur une épaisseur palpable, le symbole du Phoenix immortel. Rolann ne put s'empêcher d'éprouver une admiration profonde. Quelle prestance. Non que les autres en fussent dépourvus mais le Juge venait de Menez Draguan. Et Menez Draguan désormais, c'était chez lui. Le Magistère Arthulian semblait s'amuser quelque peu des manières dures et sans décorum de son homologue draguien. Rolann aurait juré qu'ils n'étaient guère des étrangers l'un pour l'autre. A ce niveau-là tout le monde doit se connaître, pensa-t-il. 

Le juge reprit : « Disposez-vous en colonnes. Dépêchez-vous. » Quelle autorité. Le fait de ne pas voir son visage accentuait l'impression impersonnelle de puissance dégagée par son gabarit imposant. Quelle taille devait-il faire ? Rolann opta pour deux bons mètres. Il était légèrement au-dessus de la vérité mais l'impression était là. Dans la foule quelqu'un hurla des obscénités et crut de bon ton de préciser : « L'a une tête de chat l'Ot eh ! Croyez qu'sont dirigés par des animaux et des femelles ces sauvageons de draguiens ? » Neil Highwind croisa les bras et parut fort indigné paré dans sa condition de Chevalier victorien. Quelle effronterie ! Arthulian recula instinctivement et regarda le ciel de désespoir. Quelques secondes plus tard le malheureux gisait étalé sur le sol, le plastron léger de son torse perforé. Un filet de bave coulait du coin de sa bouche et un sourire incongru, absent, animait son visage torve. Il semblait inconscient. Le Juge, qui venait de lui asséner un violent coup de poing dans le sternum et dont personne n'avait eu le temps de percevoir le déplacement, dit avec gravité et sans gentillesse : « N'insultez jamais quelqu'un dont vous ignorez les capacités. Conservez toujours le respect de l'autre et la dignité. C'est en exigeant de vous-même discipline et courtoisie que vous gagnerez celles des autres. » 

Se courbant légèrement il salua la main sur le torse l'imprudent inconnu et regagna sa place. Faisant face à la multitude il reprit : « Vous allez retraverser la forêt des dalles. N'ayez crainte vous nous avez remis les tablettes, la forêt est désormais sure. A la lisière vous apercevrez l'autel du Dragon d'Eau. Nous vous y attendrons. Allez ! » Comme un seul homme tous s'exécutèrent. Pour Rolann une seule obsession, une unique évidence : Devenir Juge de Menez Draguan lui aussi ! Quel changement d'ambiance, de tons... Cette forêt claire et irradiée de lumière qui quelques jours auparavant semblait le repère des pièges, du danger et de la vermine, procurait tous les signes d' un apaisement propre à la réflexion. Comment pouvait-on ressentir des émotions aussi contrastées au sein du même espace ? Il voulut se confier à Irneh mais n'en fit rien. Depuis les combats passés, depuis sa médiocre prestation surtout, il ne parvenait plus à discuter avec autant de plaisir et de spontanéité que naguère...


Le Pacte du Roi Livre IWhere stories live. Discover now