ELEANOR I

12 3 0
                                    

Suzan descendit pas à pas. Elle ne semblait pas pressée. D'ailleurs rien dans ce monde ne semblait pouvoir l'atteindre, comme toujours. Tenimaru n'était autre que la bien-aimée de Hâmyan le brave, premier adversaire de Rolann dans le temple. Tenimaru se targuait, en sus de l'amour que lui vouait ce puissant draguien, d'être l'héritière d'un clan illustre du centre de Menez Draguan, le clan Gôkuen. Spécialisée dans le maniement des armes elle attendait avec impatience ce combat. Depuis le début des affrontements elle avait du attendre en retrait, observant Hâmyan et Erik se battre. Elle voulait aussi en découdre ! Qui était cette fille en face d'elle ? Que de boucles longues entretenues, que d'élégance et de volupté. Croyait-elle réellement se mesurer ? Il fallait rester sur ses gardes tout de même. Dans l'Épreuve tout pouvait arriver. Elle portait une sorte de parchemin enroulé fort grand dans le dos. D'une sacoche brune faite de toile et de cuir, qu'elle portait rudement à la hanche elle sortit un bâton court en bois noir. On eut dit de l'ébène. Elle prit ses appuis et se lança. Puis au moment de toucher son adversaire cette dernière effectua une esquive de la tête, laissant tournoyer sa chevelure magnifique, aidée par quelques pas de danseuse, tout en souplesse puis prit un peu de distance. Elle observa la dalle encore effroyablement plissée par la puissance de taureau d'Iperio et revint à Tenimaru. Elle se délecta de la vision de cette jeune draguienne pleine de fougue. Ses cheveux bruns maîtrisés en un chignon discipliné, le bandeau frontal bardé de l'emblème de son clan : un bâton noir vertical croisant perpendiculairement un autre bâton gris sur champs blanc, le tout à l'intérieur d'un cercle épais et sombre. Suzan lâcha assez fort pour que Tenimaru l'entende : « L'héritage de Wu-Kong hein... ? » Shun s'étonna: Son Wu-Kong le roi des singes? 

Tenimaru recula d'un pas. Puis elle se reprit. « Tu connais mon clan ? » Suzan se carressa la cuisse nonchalamment puis dit avec dédain : « Un peu. Je connais beaucoup d'histoires sur Menez Draguan tu sais. Et celles traitant du clan Gokuen ne font pas exception. Cependant... » Elle la toisa et gloussa sans se cacher : « Je n'éprouve pas le besoin de te battre ! J'abandonne ! » Tenimaru fit la moue. Eleanor n'y croyait pas. Elle abandonne ? Mais pourquoi ? L'adversaire de  Suzan hurla : « Mais pour qui te prends-tu ? Je refuse une aussi piètre victoire ! Bats-toi que diable ! Où est ta fierté ? » Suzan ne se retourna pas et levant une main gracieusement désinvolte répondit : « Tenimaru du clan Gokuen, considère cela comme une chance. Quand à moi je n'ai aucunes explications à te donner. Mais sache tout de même que je ne goute pas les combats à mort, les duels et autres étalements dramatiques chers à ces diables de Magistères ! Je préfère et de loin vous observer vous entretuer en me préservant de tous ces troubles... » Tout était dit. Tenimaru n'en pouvait plus d'exaspération. Comment briller devant Hâmyan qui s'était battu pour elle ? Comment prouver à son maître de père qu'elle s'avérait digne de lui succéder? Non, non et non ! Elle se rua sur Suzan haineuse, le petit bâton d'ébène à la main : « Et tu penses sans doute t'en tirer comme cela ? Où est ton honneur ? Pourquoi diable participer à l'Épreuve si ce n'est que pour fuir devant les premières difficultés ? Tu te crois belle je suis certaine... Mais ton comportement est la laideur incarnée ! » Son coup de pied faillit bien écraser la nuque de Suzan mais cette dernière l'évita de justesse. « Laide... Moi ? Mais que dis-tu...» Les yeux de Suzan se muèrent en un regard de fauve. « Sais-tu seulement de quoi tu parles gamine ? »

Eleanor ne reconnaissait pas Suzan. Ni Hilda, ni Friederich du reste. Était-ce la même jeune fille, impertinente et légère ? Quelle cruauté dans la voix... « Viens par ici petite. Tu vas voir... » Suzan, à main nue, attrapa l'étoffe de Tenimaru et l'attirant vers elle ramena sa main en forme de pique à hauteur de sa tête. Elle s'apprêtait à pourfendre l'œil de la draguienne mais cette dernière para, donna un coup du talon et quelque sauts de main plus tard s'avérait à bonne distance de la victorienne. Cette dernière prit une pause de princesse et l'avertit : « Belle dextérité, comme l'on peut s'y attendre d'une ressortissante du clan Gokuen. Je salue ton agilité simienne ma chère. » Tenimaru ne releva pas l'allusion. A quoi bon ? Shun s'exprima à l'intention de ses deux amies : « Cette fille allait la tuer. J'ai rarement observé une volonté aussi aiguë de meurtre apparaître en quelques secondes dans un duel... » Sakura opina du chef en signe d'approbation. Izumi se moquait du combat obsédée par Shun. Plus bas Suzan sembla se reprendre : « Ne me provoque pas draguienne. Et surtout pas sur mon honneur ou ma beauté. Si cela t'amuse de suivre les ordres bêtement et de te trucider pour complaire aux tiens libre à toi. Mais n'espère pas me voir me ramollir au point de tomber dans ce type d'esclavage de famille.» Elle ferma les yeux pour se calmer et, souriante, s'en retourna comme si rien ne s'était passé. Eleanor n'y entendait plus rien ! Tenimaru sentait sa rage se démultiplier en elle. Cette femme n'a aucune fierté. Comment ose-t-elle me priver de ma gloire... Elle allait encore attaquer quand la voix du Juge Loguard coupa net tout assaut : « Vainqueur Tenimaru ! » Cette dernière se sentait perdue... Puis elle croisa les yeux bienveillants et disponibles d'Hâmyan le brave. Ils l'invitaient à le rejoindre.

Défaite et désabusée elle décida de remonter. Après tout il lui resterait encore les combats de la dernière phase... Elle se démarquerait à ce moment-là. Eleanor en pleine discussion avec Yoroï crut d'abord que Suzan la rejoindrait mais rien de tel. « Elle ne monte pas ? » Son interlocuteur pensif commenta non sans esprit : « Peut-être compte-elle partager le sort des vaincus, dans la salle de soins ? » La plaisanterie ne toucha pas la princesse victorienne. Fort loin de là. Suzan longea le mur épais du temple et pénétra effectivement dans la salle des soins. Elle se dirigea comme si elle connaissait les lieux et rejoignit bientôt un malade. Ou plutôt une malade. Cette dernière gémissait, en proie à moult cauchemars. Elle lui caressa un cuir chevelu court et sombre. « Ma pauvre petite géante... Si frêle, si fragile. Mais tu n'y pouvais rien. Tu as bien fait tu sais... » Se retenir, abandonner, contenir... Cela en vaut-il réellement la peine ? Elle se retira sombre, préoccupée dans l'ombre légère et finit par revenir dans l'arène principale. Là elle observa les remous de tous les combattants et toutes dents dehors, une joie sans faille sur le masque de son visage, emprunta les escaliers corps de dragon. Eleanor se précipita : « Où étais-tu ? » Yoroï lui offrit un regard fort insistant. Elle rit avec malice et caressant la joue de son amie dit sans tressaillir, même du plus petit ton : « J'avais besoin d'un onguent pour mon épaule. Cette peste de draguienne m'a froissé quelque chose en m'attaquant ! Voilà pourquoi je hais les combats.» Eleanor parut d'abord bien dubitative. Mais la joie et le désintérêt extravagants de son amie vainquirent tous ses questionnements. Suzan se rapprocha de Yoroï et se mit en tête de le taquiner en le privant de son tabac. Quel numéro tout de même celle-là ! En évitant les longs bras de Yoroï balancés à la recherche de sa tabatière Suzan ne cessait de se demander : Est-ce que tout cela sert réellement à quelque chose ?


Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant