ROLANN III

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Comment et pourquoi Sophia avait-elle décidé d'accéder à sa requête ? Il n'en savait rien. Toujours était-il qu'au milieu de la conversation, comprenant qu'il s'agissait du Juge Loguard, elle avait clairement modifié son sentiment à l'égard de cette entreprise peu sage, il en convenait, consistant à participer à l'Épreuve du Pacifique. Ce que Sophia ignorait néanmoins c'était son ignorance totale en matière de tournoi de cette envergure. Un étranger! Voilà l'inavouable secret. Qui savait ce qu'il rencontrerait, qui ou quoi il affronterait ? Il devait pourtant et absolument prendre ce risque. À Menez Draguan, il en avait une sorte de certitude, les Juges possédaient quelque chose de plus. Une bourrasque s'empara du pont. Pleine d'écume et salée, elle lui fouetta si sévèrement le visage qu'il finit par s'en protéger les avant-bras. Dieu qu'il détestait prendre l'océan. Non qu'il n'appréciât le bleu infini de cette masse qui reflétait le ciel, bien au contraire. Mais il ne pouvait contrôler son mal... 

Dès lors que le vaisseau de plaisance tanguait, pour peu qu'il bougea même un tant soit peu, il se voyait pris d'un malaise profond et sentait son repas remonter peu à peu le long de son œsophage... Plus que quelques heures, se dit-il. Il lui fallait regagner sa chambre et au plus vite s'il ne voulait tapisser le sol du pont du navire. La main sur le cœur, plié à moitié et marchant le long de la paroi il se dirigeait vers l'intérieur du bateau quand il perçut très nettement la voix de sa tante et celle de Julia. Comme à leur habitude leurs échanges ressemblaient plus à une joute sourde qu'à une conversation entre mère et fille. Une troisième voix qu'il n'identifiait guère venait équilibrer le débat. Il n'en percevait pas le contenu. Trop éloigné qu'il était. Il s'avança donc encore un peu à grand mal et put discerner quelques bribes de mots. Sophia commandait à Julia la plus grande prudence lors de ces jeux, elle ne voulait pas que sa maudite fille soit blessée. Cette dernière répondait qu'il n'y avait guère à s'inquiéter de cela, et qu'elle remporterait facilement ses duels... 

Bien, jusqu'ici rien d'anormal, pensa-t-il. La voix d'homme quant à elle précisa qu'il ne fallait jamais partir dans un combat avec une assurance empruntée. Sagesse et discernement devaient faire l'âme du véritable guerrier. Que de calme, que de modération dans cette voix. Bien loin du caractère toujours embrasé de Julia ou de la froide détermination de Sophia. Il voulut savoir qui dans leur entourage pouvait bien faire preuve d'autant de prudence. Il ne sut pourquoi mais cela lui plut. La voix reprit avec un ton de confiance. « Il n'y a pas à s'inquiéter. La République possède l'un des réseaux les plus aboutis et les plus efficaces chère amie. Votre fille risque dans le pire des cas une défaite mais sa vie ne sera pas en danger je m'en porte garant. » Sophia répondit par l'affirmative et Julia parut contrariée mais n'argumenta pas plus. Des pas cabrés, et la voix de sa cousine disparut. 

Alors le ton et le sujet de la conversation changèrent du tout au tout. Le vouvoiement passa au tutoiement et il eut encore plus de mal à percevoir ce qui se tramait. Il s'avança encore un peu. « Tu dis qu'il est réapparu ? En es-tu certain ? » Un silence insoutenable suivit puis ils reprirent. « Je n'ai pas d'informations substantielles Sophia mais il semble qu'il ait été repéré aux alentours de Demetheria, à l'Ouest. C'est là tout ce que je sais. Mais si ces informations sont véritables, alors crois-moi, nous ne tarderons pas à être fixés... » Il perçut le bruit sec d'un talon contre le sol. « Maudit... Je ne saurais lui pardonner Arthulian. Vous avez réussi, Will et toi, mais moi jamais. Je ne peux pas. » Cette fois-ci la réponse brève arriva succinctement : « Je le sais. Allons Sophia de l'eau a coulé sous les ponts depuis. Remets-toi. Tu dois accompagner tes protégés lors de ces examens et tu dois te montrer sous ton meilleur jour si tu veux que le Haut Conseil des Magistères t'écoute. Ne commets pas l'imprudence de t'emporter ! » 

Elle se laissa convaincre car quelque secondes plus tard sa voix paressait plus disposée. L'homme reprit. « Tu dois veiller à ce que les relations entre les Juges et les Magistères restent au beau fixe. Voir les améliorer. Si tu y parviens non seulement tu renforceras le pouvoir de l'Ordre de l'Aurore mais en plus tu ouvriras peut-être la porte d'un rapprochement entre Menez Draguan et le Pacifique. À l'heure où l'Empire ne cesse de gagner en puissance nous en avons plus que besoin... » Rolann ne comprenait qu'assez mal ce qui se tramait mais il devinait très bien que ce qu'il entendait relevait d'une importance majeure pour sa tante et son interlocuteur. Lui était révélé ce qu'il supputait juste quelques secondes plus tôt : les Juges possédaient bien plus de pouvoir qu'on ne le lui avait laissé entendre. Les règles, les lois, le droit... Tout semblait émaner de près ou de loin de leur autorité à Menez Draguan. Fascinant... Il serait Juge, quoiqu'il advienne il devait réussir. Il décida qu'il en savait assez et que cette seconde moitié de conversation ne le concernait plus. En se retournant il rampa plus qu'il ne marcha mais une ombre derrière lui le stoppa net. « Et bien jeune faon, on écoute au détour d'un coin ? » La voix de l'homme, celle-là même qu'il espionnait depuis quelques minutes.

« Viens donc, n'aies pas peur. Je ne ressens pas d'intention négative chez toi. Qui es-tu ? Je suis Arthulian Edgemaster. » Avant qu'il ne prononce son nom sa tante le précéda : « Rolann Auberouge. Il s'agit de mon neveu, lui aussi participe à ces examens. » L'homme le dévisagea quelques instants d'un regard ni bon, ni mauvais, puis sourit. « Fort bien. Nous aurons donc amplement le temps d'apprendre à nous connaître. Je te sens indisposé mon jeune ami. » Il s'avança et avant que Rolann n'eut le temps de le comprendre il appuya sur trois points de son anatomie. Au niveau du front, du torse et de l'estomac. Quelques secondes et Rolann n'éprouvait plus cette détestable sensation de nausée. « Ne te leurres pas. Tu es toujours sujet à ton mal mais désormais tu ne le ressens pas. Cela devrait te soulager jusqu'à notre arrivée. » Qu'avait-il fait ? Il le remercia. Tout à coup il éprouvait le besoin de retrouver les autres. Quelle idée saugrenue lui était passée par la tête ? Il aurait dû rester avec eux et jouer à ces jeux de cartes idiots. 

Irneh l'avait mis en garde, tu ne gagneras rien à transporter ton mal sur le pont ! Certes il n'éprouvait plus ce mal mais un autre s'y substituait : la peur. Pourquoi il ne pouvait convenablement le discerner, mais cet homme lui inspirait un mélange de peur et de respect. Pas de crainte à proprement parler mais son savoir semblait immense, en tous cas éminemment plus développé que le sien. Il balbutia quelques excuses et prit congé. Le regard bon mais puissant l'observait sous l'œil amusé de sa tante. Il disparut. Sophia se tourna vers celui qu'elle avait appelé Arthulian plus tôt : « Franchement, avais-tu besoin de lui faire endurer le poids du regard pénétrant des Magistères ? » Arthulian s'en amusa lui aussi. « Oui. Ton neveu doit apprendre quelle est sa place. Il n'est pas méchant mais écouter aux portes, surtout les nôtres, peut s'avérer dangereux. Pour lui surtout. Et s'il est en danger, ta fille et ses amis le seront également. » 

Il marcha quelques instant et tirant Sophia par le bras lui dit tout bas, pour être certain cette fois-ci de bénéficier d'une réelle intimité : « Tu dois aussi savoir ceci Sophia : L'on murmure que la première princesse de l'empire, Cassandra de Victoria, forte de son succès à Parnéa va bénéficier d'un triomphe. Sais-tu ce que cela signifie juste avant l'Épreuve sacrée ? » Sophia ne parut pas étonnée. Comme escompté elle devait déjà être au fait de ces informations. Elle répondit assez froidement : « Soit l'Empire veut intimider le reste des Neuf Pays avant de proposer un accord à la République. Soit... »  Arthulian acheva la phrase pour elle.

« Soit ils veulent montrer leur puissance avant d'imposer leurs politique d'expansion. Et ceci se réglera pendant les traditionnels conseils de l'Épreuve du Pacifique, à Kimôto. J'ai ouïe dire par l'un de mes contacts dans l'Empire que le très pondéré Duc d'Arlénon est pressenti pour commander l'ambassade victorienne lors de l'Epreuve. C'est là une chance inestimable. » Sophia passa sa main dans ses cheveux longs et brillants de soleil. « Par contact entends-tu ce freluquet sarcastique de Duc Damon de Bedford ? » Arthulian concéda un silence. Elle ne l'avait jamais porté dans son cœur ce lunetteux de Bedford. Sophia avait ses têtes, les esprits bien faits et anticonformistes tels que Damon l'insupportaient. Comment pouvait-on vivre sans idéal et sans spiritualité avec pour seule ambition la recherche compulsive de la science ? Quoi qu'il en fût il s'avérait utile... 

Au loin, sur l'horizon brumeux, naquirent les premières ombres qui flottaient sur l'eau en soutenant le ciel : les îles volcaniques de l'anneau du Pacifique. Depuis combien de temps n'avait-elle pas foulé le sol humide de cet archipel ? Elle se souvint des arbres, des fruits, des estampes... Comme elle les avait admirées ces œuvres splendides accrochées au mur de la demeure du maître. Cette texture de papier jaunâtre et sépia, ces traits puissants, vigoureux. Et les teintes rouges des fleurs qui éclosent saignant le paysage ainsi peint. Elle se tourna vers son ami et lui avoua avec un air complice : « Tu sais Arthulian les abricotiers en fleurs durent mille ans. » Il acquiesça et hocha le chef. Ce jour-là elle retournait au Pacifique, sans douter, d'un pas volontaire...

Le Pacte du Roi Livre IWhere stories live. Discover now