Chapitre 10 : On s'impatiente ? Pressé d'aller noyer une fille peut-être ?

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Lorialet - Quelques années plus tard

Le père de Victoria n'a jamais installé son cabinet de médecin ici comme envisagé, enfin pas cette année-là, ni celle d'après ni les suivantes.

Je ne l'ai plus revue après ce baiser, et l'ai juste entr'aperçue l'été suivant. Mettons ça sur le compte des hormones de l'adolescence ou de sa prise de conscience soudaine que nous n'étions pas du même monde, mais elle m'a tout bonnement évité.

Je l'apercevais au lac où j'allais de moins en moins, âge de travailler oblige, et elle, elle m'ignorait parfaitement, comme je le lui avais de toute façon demandé.

Si je suis honnête deux minutes, je dirais que son ignorance m'a en réalité profondément blessé. Nous avions trouvé ce fameux été une entente acceptable, tolérable, et surtout, appréciable. Nous n'abordions jamais rien qui ne soit trop personnel, une sorte de consensus qui respectait à la perfection ce que chacun de nous avait peut-être à cacher, mais notre présence mutuelle suffisait à éloigner ce sentiment de solitude amer.

J'avais progressé en lecture, elle ne me jugeait pas, et j'avais cessé de me moquer de ses manières de petite rebelle bourgeoise. Je crois qu'en fait, elle était devenue ma première véritable amie. Et j'ai même bêtement cru qu'elle était peut-être devenue plus que ça. Mais après ce baiser, quelque chose s'est indubitablement brisé. Je n'ai jamais pu retenter, pas plus qu'elle ne l'a fait.

Je n'ai plus osé non plus frapper à sa fenêtre, et elle n'est plus venue jusqu'au chêne. J'ai mis ça sur le compte d'une énième punition, mais au fil des jours, puis des saisons, j'ai compris qu'elle ne viendrait plus.

Je ne l'ai plus revue, et elle m'a oublié. Mais moi, je n'ai pas réussi. J'ai continué à penser à elle. Chaque jour. Puis un peu moins. Puis enfin, plus du tout. Du moins, durant un certain temps...

À mon tour, je suis devenu mécanicien, toujours sous la gouverne de l'oncle Eddy, continuant mon existence de laissé-pour-compte, soumis au rejet des miens, mais heureux de la solitude qu'il m'offrait néanmoins. Un compromis qui a fini par me satisfaire pleinement.

Si je ne suis pas parvenu à trouver le « pouvoir » que je suis censé renfermer, j'ai au moins réussi à développer une certaine aptitude à manier le fer. Des morceaux de ferraille sans forme et sans utilité, j'obtiens à force de dextérité et de créativité, des figurines, des sculptures, des objets en tout genre qui n'ont pour finalité que de prendre la poussière dans la remise au fond du garage. Mais ils sont mon exutoire. Et il n'est pas question que quiconque les regarde. Pas même l'oncle Eddy.

Eddy. Il continue d'aller en ville, mais il y a bien longtemps que je ne le suis plus. Il faut dire que je n'ai plus l'âge d'être acheté avec une bouteille de Coca pour garder le silence.

Des secrets l'oncle ? Une tripotée. Mais le plus inavouable, le plus à enfouir, n'est pas en lien avec tout le trafic de pièces volées dans lequel il peut magouiller, mais davantage avec celui qui le fait grimper au pas de course au troisième étage du grand immeuble à l'angle de l'avenue principale. Cet étage où vit cette femme blonde, mariée elle aussi - je crois -, avec laquelle il partage ce que la tante Zora ne lui donne probablement plus depuis longtemps.

Non, à présent, c'est seul que je vais en ville.

Moi aussi j'y ai goûté quelques juteux plaisirs offerts par le portefeuille bien rempli de l'oncle Eddy, mais les putes, ce n'est pas mon truc. Passé la jouissance des premières fois à déverser dans ces femmes ce que ma main s'évertuait jusque-là à expulser, je n'y ai pas trouvé mon compte. Payer pour m'entendre dire que je suis beau et des plus vigoureux ne suffit pas à faire monter en flèche ce que je sais être lui aussi enfermé à clé dans une remise. Mon amour propre. Et l'amour tout court ? Aussi fumeux que tous les mensonges qu'on m'a servis depuis mon enfance. Et chance pour moi, malgré la tradition, aucun père du camp ne rêve de me voir marié à sa fille.

Green Oak (Sous contrat d'édition chez Black Ink Editions)Where stories live. Discover now