Chapitre 1 III

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  Je regardai ma cousine qui se mit à me poser des questions de sa voix basse et émouvante. C'était une de ces voix que l'oreille suit dans ses modulations comme si chaque phrase était un arrangement de notes qui ne doit plus jamais être répété. Son visage était triste et charmant, plein de choses luisantes, des yeux luisants, une bouche luisante et passionnée ; mais sa voix était un excitant que les hommes qui l'avaient aimée trouvaient difficile d'oublier : une compulsion chantante, un murmure (« Écoutez-moi donc ! »), l'affirmation qu'elle venait de faire des choses gaies et passionnantes et que des choses gaies et passionnantes planaient dans l'heure qui allait venir.

  Je lui dis que je m'étais arrêté une journée à Chicago en venant à New-York et qu'une douzaine de personnes m'avaient chargé pour elle de leurs affectueuses salutations.

– On me regrette donc ? s'écria-t-elle d'une voix extasiée.

– La ville est plongée dans la désolation. Toutes les autos ont la roue gauche arrière peinte en noir comme une couronne funèbre. On entend toute la nuit le long du lac se traîner de longs gémissements.

– C'est magnifique ! Retournons là-bas, Tom, dès demain ! Puis elle ajouta, hors de propos : Je voudrais te montrer ma petite.

– J'en serais...

– Elle dort. Elle a trois ans. Tu ne l'as jamais vue ?

– Jamais.

– Eh bien, attends de l'avoir vue. Elle est... Tom Buchanan, qui durant cette conversation avait arpenté fébrilement la pièce, fit halte et posa la main sur mon épaule.

– Qu'est-ce que tu fais, Nick ?

– Je travaille dans une banque d'émission.

Laquelle ? Je lui dis le nom.

– Jamais entendu parler de ça, fit-il, d'un ton tranchant. Cela m'irrita.

– Ça viendra, répondis-je d'une voix brève. Ça viendra si tu restes dans l'Est.

– Ne t'en fais pas – je resterai dans l'Est, fit-il, jetant un coup d'œil vers Daisy, puis un autre vers moi, comme s'il s'attendait à de nouvelles reparties, et il ajouta :

– Je serais un sacré imbécile d'aller vivre ailleurs.

  À ce moment miss Baker fit : « Absolument ! » avec une telle soudaineté que je sursautai. C'était la première parole qu'elle prononçait depuis mon entrée. Elle-même n'en fut pas moins surprise que moi, car elle bâilla et, à la suite d'une série de mouvements habiles et rapides, elle fut debout sur le plancher.

– Je suis toute ankylosée, se plaignit-elle. J'étais couchée depuis une éternité sur ce divan.

– Ne me regarde pas, riposta Daisy. J'ai essayé tout l'après-midi de t'emmener à New-York.

– Non, merci, fit miss Baker aux quatre cocktails qui arrivaient de l'office. Je m'entraîne avec la dernière rigueur. Son hôte la regarda avec incrédulité.

– Ah oui ? Il avala son cocktail comme si celui-ci n'avait été qu'une goutte au fond du verre. Que vous arriviez jamais à faire quoi que ce soit, voilà qui me dépasse.

  Je regardai miss Baker, me demandant ce qu'elle pouvait bien « arriver à faire ». J'éprouvais du plaisir à la regarder. C'était une fille mince, à seins petits, qui se tenait toute droite et accentuait cette raideur en rejetant le corps en arrière aux épaules comme un jeune élève officier. Ses yeux gris, fatigués par l'éclat du soleil, me rendaient mon regard avec la réciprocité d'une curiosité polie, dans un visage las, charmant et mécontent. Il me vint à l'esprit que je l'avais déjà vue, elle ou sa photo, quelque part.

Gatsby le magnifiqueWhere stories live. Discover now