Chapitre 9 V

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  Un après-midi, vers la fin du mois d'octobre, je vis Tom Buchanan. Il marchait devant moi de son pas alerte sur la Cinquième Avenue, les mains un peu écartées du corps, agressive-ment, un peu comme le boxeur à la parade, la tête bougeant vivement de-ci de-là, s'adaptant à ses yeux inquiets. Au moment même où je ralentissais pour ne pas le rattraper, il s'arrêta et se mit à considérer l'étalage d'un bijoutier, en fronçant les sourcils. Soudain il m'aperçut et vint à moi, la main tendue.

– Qu'est-ce qu'il y a, Nick ? Tu ne veux pas me serrer la main ?

– Non. Tu sais ce que je pense de toi.

– Tu es fou, Nick, fit-il très vite. Fou à lier. Je ne sais pas ce qui te possède.

– Tom, lui demandai-je, qu'est-ce que tu as dit à Wilson, l'après-midi que tu sais ?

  Il me regarda fixement sans prononcer une parole et je sus que j'avais deviné juste au sujet de l'emploi de ces heures perdues. Je fis un mouvement pour m'éloigner, mais il avança d'un pas et me saisit le bras.

– Je lui ai dit la vérité, fit-il. Il s'était présenté à ma porte au moment où nous allions partir. Quand je lui fis dire que je ne pouvais le voir, il essaya de monter de force. Il était assez affolé pour me tuer si je ne lui disais pas à qui appartenait la voiture. Il garda la main sur le revolver qu'il avait dans sa poche tout le temps qu'il resta à la maison.

  Il s'interrompit et d'un air de défi :

– Qu'est-ce que je lui ai dit ? Ce zigoto-là n'a eu que ce qu'il méritait. Il t'avait jeté de la poudre plein les yeux, exactement comme à Daisy. Mais c'était une crapule. Il a écrasé Myrtle comme on écrase un chien, et n'a même pas arrêté son auto.

  Je n'avais rien à répondre, hormis, et cela ne pouvait se dire, que ce n'était pas vrai.

– Et si tu crois que je n'ai pas eu ma part de souffrance – écoute-moi, le jour où je suis allé donner congé de l'appartement, quand j'ai vu cette sacrée boîte de biscuits de chien posée là sur le buffet, je me suis assis et j'ai pleuré comme un gosse. Nom de Dieu, c'était affreux... !

  Je ne pouvais ni lui pardonner ni éprouver de la sympathie pour lui, mais je compris que ce qu'il avait fait était justifié à ses propres yeux. Tout cela n'était que négligence et confusion. C'étaient des gens négligents – Tom et Daisy – ils brisaient choses et êtres, pour se mettre, ensuite, à l'abri de leur argent ou de leur vaste négligence, ou, quelle que fût la chose qui les tenait ensemble, en laissant à d'autres le soin de faire le ménage...

  Je lui serrai la main : il me parut qu'il aurait été sot de ne point le faire, car j'éprouvais tout d'un coup l'impression que je parlais à un enfant. Puis il pénétra chez le bijoutier pour acheter un collier de perles – ou seulement peut-être une paire de boutons de manchettes – débarrassé à jamais de mes scrupules de provincial.

  La maison de Gatsby était encore vide quand je partis – l'herbe de sa pelouse était devenue aussi longue que la mienne. Un des chauffeurs de taxi du village ne passait plus jamais avec des clients devant la grille sans s'arrêter une minute et la montrer du doigt ; peut-être était-ce celui qui avait conduit Daisy et Gatsby à East-Egg la nuit de l'accident et peut-être avait-il imaginé une histoire de toutes pièces. Comme je ne voulais pas l'entendre, j'évitais l'homme en sortant de la gare.

  Je passais mes samedis soirs à New-York parce que ces fêtes brillantes, éblouissantes, qu'il avait données demeuraient si vivaces en moi que j'en entendais encore la musique et les rires, à peine distincts, incessants, dans son jardin et les autos qui allaient et venaient dans son allée. Une nuit j'entendis une auto matérielle et vis ses lanternes stopper devant le perron. Mais je ne m'enquis point. C'était probablement un dernier hôte venu des confins de la terre, qui ignorait que la fête était finie.

  La dernière nuit, ma malle faite et ma voiture vendue à l'épicier, j'allai contempler une fois encore cet immense et incohérent ratage de maison. Sur les marches blanches un mot obs-cène, inscrit par quelque voyou avec un éclat de brique, se détachait au clair de lune. Je l'effaçai en frottant la pierre, de mon soulier, avec un grincement de cuir. Puis je descendis à pas lents sur la plage et me couchai dans le sable.

  La plupart des villas du bord de l'eau étaient déjà fermées et il n'y avait guère de lumières que celles, indécises et mou-vantes, d'un ferry-boat de l'autre côté du Détroit. Et à mesure que montait la lune, les inutiles villas commencèrent à s'effacer si bien que, par degrés, j'eus l'impression d'être sur l'île antique qui avait fleuri jadis aux yeux des matelots hollandais – le sein vert et frais d'un monde nouveau, ses arbres disparus, les arbres qui avaient cédé la place au château de Gatsby, avaient un temps flatté de leurs murmures le dernier et le plus grand de tous les rêves humains ; pendant un instant fugitif et enchanté, l'homme retint sans doute son souffle en présence de ce continent, contraint à une contemplation esthétique qu'il ne com-prenait ni ne désirait, face à face pour la dernière fois dans l'histoire avec une chose qui égalait sa faculté d'émerveillement.

  Et, assis en cet endroit, réfléchissant au vieux monde in-connu, je songeai à l'émerveillement que dut éprouver Gatsby quand il identifia pour la première fois la lumière verte au bout de la jetée de Daisy. Il était venu de bien loin sur cette pelouse bleue, et son rêve devait lui paraître si proche qu'il ne pourrait manquer de le saisir avec sa main. Il ignorait qu'il était déjà derrière lui, quelque part dans cette vaste obscurité au delà de la ville, où les champs obscurs de la république se déroulaient sous la nuit.

  Gatsby croyait en la lumière verte, en avenir organite qui, d'année en année recule devant nous. Il nous a échappé cette fois ? Peu un importe... Demain nous courrons plus vite, nous tendrons les bras plus loin... Et un beau matin...

  C'est ainsi que nous avançons, barques luttant contre un courant qui nous ramène sans cesse vers le passé.

FIN

Gatsby le magnifiqueDonde viven las historias. Descúbrelo ahora