Chapitre 5

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  Quand je rentrai cette nuit-là à West-Egg, je craignis un moment que ma maison ne fût en feu. Deux heures, et la pointe entière de la péninsule flamboyait d'une lueur qui tombait, irréelle sur les fils télégraphiques. Au premier tournant, je constatai que c'était la maison de Gatsby, illuminée de la tour à la cave.

  Au premier abord, je crus qu'il s'agissait d'une nouvelle fête, quelque frénétique raout qui se serait transformé en un jeu de barres ou de cache-cache, la maison tout entière à la disposition des joueurs. Mais on n'entendait pas un bruit. Seul le vent dans les arbres, qui agitait les fils et éteignait et rallumait les lumières, comme si la maison clignotait des yeux aux ténèbres.

  Tandis que mon taxi s'éloignait en gémissant, je vis Gatsby qui venait à moi sur sa pelouse.

– Votre maison fait penser à l'Exposition universelle !

– Ah ! oui ? Puis tournant les yeux vers elle d'un air dis-trait, il dit : « Je visitais des chambres. Allons à Coney-Island, vieux frère. Dans ma voiture. »

– Il est trop tard.

– Alors si on se baignait dans la piscine ? Je ne m'en suis pas servi de tout l'été.

– Il faut que je me couche.

– Ah ! bon.

Il attendit en me regardant avec une impatience qu'il parvenait à dissimuler.

 Au bout d'un moment :

– J'ai causé avec miss Baker, lui dis-je, je téléphonerai demain à Daisy pour l'inviter à prendre le thé chez moi.

– Oh ! c'est bon, fit-il négligemment. Je désire ne pas causer le moindre dérangement.

– Quel est le jour qui vous convient ?

– Celui qui vous convient, à vous, me reprit-il avec promptitude. Voyez-vous, je désire ne pas vous causer le moindre dé-rangement.

– Que diriez-vous d'après-demain ?

  Il réfléchit un instant. Puis à contre-cœur :

– Je veux faire couper le gazon.

  Tous deux, nous regardâmes le gazon – une ligne très nette séparait ma pelouse échevelée de la sienne, qui s'étendait plus sombre et bien entretenue. Je soupçonnais que c'était de mon gazon qu'il s'agissait.

– Et puis il y a autre chose, fit-il d'un ton d'incertitude et il hésita.

– Préférez-vous remettre ça de quelques jours ?

– Non, ce n'est pas cela. Du moins...

  Il tâtonna parmi toute une série de commencements :

– Voilà, je pensais que... voilà, vieux frère, voyez-vous, vous ne gagnez pas beaucoup d'argent, hein ?

– Non, pas beaucoup.

  Ceci parut le rassurer et il continua avec plus de confiance :

– C'est bien ce que je pensais. Pardonnez-moi, si je... Voyez-vous, je m'occupe incidemment d'une petite affaire, une affaire à côté, vous comprenez, et j'ai pensé que si vous ne faites pas beaucoup... Vous placez des actions, n'est-ce pas, vieux frère ?

– Du moins je m'y efforce.

– Eh bien, ceci vous intéressera. Ça ne vous prendrait pas beaucoup de temps et vous pourriez ramasser pas mal d'argent. Il s'agit d'une affaire plutôt confidentielle.

  Je me rends compte maintenant que dans d'autres circonstances cette conversation aurait pu déterminer une des crises de ma vie. Mais parce que l'offre m'était faite visiblement et sans le moindre tact en échange d'un service à rendre, je n'avais d'autre choix que de couper court.

– J'ai tout le travail que je puis faire. Je vous suis très obligé, mais je ne saurais me charger d'un supplément de besogne.

– Il ne s'agit pas de travailler avec Wolfshiem.

  Évidemment il pensait que je reculais devant la perspective de la « situation » mentionnée pendant le déjeuner. Mais je l'assurais qu'il se trompait. Il attendit quelques instants, dans l'espoir que j'entamerai une conservation, mais j'étais trop absorbé pour me montrer expansif. Il se décida enfin à rentrer.

  La soirée m'avait rendu léger et heureux ; je crois que j'entrai de plain-pied dans le sommeil en ouvrant ma porte. J'ignore donc si Gatsby alla à Coney-Island ou pendant combien d'heures il « visita ses chambres », pendant que sa maison ruisselait de lumière.

  Le lendemain, je téléphonais à Daisy, du bureau et l'invitais à goûter.

– N'amène pas Tom.

– Comment ?

– N'amène pas Tom.

– Qui est Tom ? demanda-t-elle d'un air innocent.

  Le jour convenu, il pleuvait à verse. À onze heures, un homme en imperméable, traînant une tondeuse de gazon, frappa à ma porte et m'informa que M. Gatsby l'envoyait pour tondre ma pelouse. Cela me rappela que j'avais oublié de dire à ma Finlandaise de revenir. J'allai donc en auto au village de West-Egg pour la chercher parmi les ruelles détrempées et blanchies à la chaux et acheter quelques tasses, des citrons et des fleurs.

  Les fleurs étaient de trop, car à deux heures, une véritable exposition d'horticulture arriva de chez Gatsby, accompagnée d'innombrables récipients pour la contenir. Une heure après, la porte d'entrée s'ouvrit par saccades nerveuses et Gatsby, en flanelle blanche, chemise argent et cravate or, entra en coup de vent. Il était pâle ; les cercles sombres de l'insomnie se montraient sous ses yeux.

– Tout va bien ? demanda-t-il sans tarder.

– L'herbe a fort bel air, si c'est cela que vous voulez dire.

– Quelle herbe ? demanda-t-il sans comprendre. Oh ! l'herbe du jardin !

  Il la regarda par la fenêtre, mais, à en juger par son expression, je crois qu'il ne voyait rien du tout

Elle a fort bon air en effet, dit-il vaguement. Un des journaux pense que la pluie cessera vers quatre heures. Je crois que c'était Le Journal. Vous avez tout ce qu'il vous faut pour le... pour le thé ?

  Je le menais à l'Office. Il jeta à ma Finlandaise un regard de reproche. Ensemble nous examinâmes les douze gâteaux au citron que j'avais achetés chez le pâtissier.

– Ça fera l'affaire ?

Bien sûr, bien sûr, ils sont épatants. Et il ajouta d'une voix creuse : « ... vieux frère ».

  La pluie se transforma vers trois heures et demie en une brume humide et froide où parfois de minces gouttelettes nageaient comme de la rosée. Gatsby feuilleta, l'œil vide, un volume de l'Économie politique de Clay, sursauta au bruit des pas de la Finlandaise qui ébranlaient le plancher de la cuisine, jetant de temps à autre un regard furtif à travers les vitres embuées comme si une série d'événements invisibles, mais alarmants, se déroulait dehors.

Gatsby le magnifiqueWhere stories live. Discover now