Chapitre 1 V

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Quand nous entrâmes, elle nous empêcha de parler, une main levée.

– La suite au prochain numéro, dit-elle enfin, en jetant le magazine sur la table. Son corps se tendit avec un mouvement nerveux du genou. Elle fut debout.

– Dix heures, constata-t-elle (Apparemment, c'est au plafond qu'elle avait vu l'heure). Il est temps d'aller au dodo. Faut être bien sage.

– Jordan prend part au match de demain à Westchester, expliqua Daisy.

– Oh ! vous êtes Jordan Baker ! Je compris alors pourquoi son visage m'était si familier – son agréable expression de dédain m'avait souvent regardé, photographiée à la rotogravure, aux pages des journaux où se trouve illustrée la vie sportive d'Asheville, Hot Springs et Palm Beach. J'avais aussi connu sur elle je ne sais quelle histoire pas très propre, mais je l'avais oubliée depuis longtemps.

– Bonne nuit, fit-elle avec douceur. Réveille-moi à huit heures, veux-tu ?

– Si tu promets de te lever.

– Je te le promets. Bonne nuit, monsieur Carraway. Nous sommes gens de revue.

– Bien sûr, confirma Daisy. Au fait, je crois que je vais m'entremettre pour combiner un mariage. Reviens nous voir, Nick. Je m'arrangerai pour vous laisser souvent ensemble. Tu sais ce que je veux dire : je vous enfermerai par accident dans des placards, je vous pousserai au large dans un bateau, enfin, je ferai ce qui est d'usage dans ces circonstances.

– Bonne nuit, répéta miss Baker sur l'escalier. Je n'ai pas entendu un mot de ce qu'elle vient de dire.

– C'est une bonne petite fille, dit Tom au bout d'un moment. On ne devrait pas la laisser se balader comme ça d'un bout à l'autre du pays.

– Qui ça, on ? demanda Daisy avec froideur.

– Sa famille.

– Sa famille se compose d'une tante âgée de mille ans ou peu s'en faut. Et puis Nick va s'occuper d'elle, pas vrai, Nick ? Elle passera presque toutes ses fins de semaine ici, cet été. Je crois que l'influence de notre vie familiale sera bonne pour elle.

Daisy et Tom se regardèrent un moment en silence.

– Elle est de New-York ? demandai-je très vite.

– De Louisville. Notre candide enfance s'écoula dans cette ville. Notre belle et candide...

– Tu as bavardé avec Nick à cœur ouvert sur la véranda ? demanda Tom soudain.

– Moi ? Elle me regarda.

– Impossible de m'en souvenir. Je crois que nous avons parlé des races nordiques. Oui, j'en suis sûre. Ça nous a pris comme ça, par surprise, et avant que nous nous en fussions aperçus, nous...

– Il ne faut pas ajouter foi à tout ce que tu entends dire, Nick, me conseilla-t-il.

Je répondis d'un ton léger que je n'avais rien entendu dire et me levai quelques minutes plus tard pour prendre congé. Ils m'accompagnèrent jusqu'à la porte et restèrent debout, à côté l'un de l'autre, dans un gai carré de lumière. Comme je mettais en marche, Daisy cria d'un ton péremptoire :

– Un instant ! J'ai oublié de te demander quelque chose, et c'est important. Il paraît que tu es fiancé à une jeune fille qui vit là-bas dans l'Ouest.

– C'est vrai, corrobora Tom avec bonté. Il paraît que tu es fiancé.

– C'est une diffamation. Je suis trop pauvre.

– Mais nous l'avons entendu dire, insista Daisy qui me surprit en s'ouvrant de nouveau, comme une fleur. Nous l'avons entendu dire, par trois personnes. Ça doit donc être vrai.

Je savais, bien entendu, à quoi ils faisaient allusion, mais je n'étais pas fiancé, même vaguement. Le fait que les cancans s'étaient chargés de publier les bans était une des raisons pour lesquelles j'étais venu dans l'Est. On ne saurait cesser de fréquenter une vieille amie à cause de ce genre de rumeurs, et d'un autre côté, je ne voulais pas me laisser pousser au mariage par des rumeurs.

L'intérêt que venaient de me montrer les Buchanan me toucha assez. Il les rendait moins distants dans leur richesse. Pourtant, en m'éloignant, je me sentais troublé et un peu dégoûté. Il me semblait que Daisy aurait dû se sauver de cette maison, son enfant dans les bras – mais apparemment elle n'avait aucune intention de ce genre. Quant à Tom, qu'il eût « une petite amie à New-York », voilà qui me surprenait moins de sa part que de le voir déprimé par la lecture d'un livre. Quelque chose le poussait à mordiller, comme un poisson l'hameçon, le bord des idées rancies, comme si son robuste égoïsme physique ne suffi-sait plus à nourrir son cœur autoritaire.

Déjà, c'était l'été sur les toits des auberges et devant les garages, au bord des routes, où les rouges pompes à essence, toutes neuves, se dressaient dans des flaques de lumière. Arrivé chez moi, à West-Egg, je rentrai l'auto dans sa cabane et m'assis un moment dans la cour, sur une tondeuse de gazon abandon-née. Le vent était tombé, laissant une claire nuit, bruyante de battements d'ailes dans les arbres et de l'orgue persistant des crapauds que tous les soufflets de la terre gonflaient d'un excès de vitalité. La silhouette d'un chat en maraude ondula au clair de lune. En tournant la tête pour le suivre des yeux, je vis que je n'étais pas seul – à cinquante pieds de moi, une forme surgie de l'ombre projetée par le château de mon voisin contemplait, les mains dans les poches, le poivre argenté des étoiles. Un je ne sais quoi dans ses mouvements indolents et dans la ferme assise de ses pieds sur le gazon suggérait que c'était là M. Gatsby en personne, sorti pour s'enquérir de la part qui lui était dévolue dans notre ciel local.

J'eus envie de l'interpeller. Miss Baker avait parlé de lui pendant le dîner : cela pouvait suffire comme introduction. Mais je ne l'interpellai pas, car il signifia soudain par un avis in-direct son contentement d'être seul – il étendit les bras vers l'eau sombre d'un geste curieux et, pour éloigné que je fusse, j'aurais juré qu'il tremblait. Involontairement, je regardai la mer – et n'y distinguai rien, hormis une solitaire lumière verte, toute petite et très lointaine, qui marquait peut-être le bout d'une jetée. Quand de nouveau je cherchai Gatsby du regard, il avait disparu et je me retrouvai seul dans l'obscurité inquiète.

Gatsby le magnifiqueWhere stories live. Discover now