Chapitre 7 IV

31 2 0
                                    


  Il n'y a point de trouble qui soit comparable à celui que peut ressentir un esprit simple. Tandis que nous nous éloignions, Tom sentait les cuisants coups de fouet de la panique. Sa femme, sa maîtresse, qui, il y avait une heure, lui semblaient en sûreté et inviolables, échappaient vertigineusement à son in-fluence. L'instinct le poussait à appuyer sur l'accélérateur dans le double but de rattraper Daisy et de s'éloigner de Wilson. Nous filâmes vers Astoria à quatre-vingts à l'heure jusqu'au moment où nous aperçûmes, parmi la toile d'araignée des piliers du chemin de fer aérien, le coupé bleu qui roulait d'une allure modérée.

– Il fait frais dans les grands cinémas aux environs de la 50e rue, insinua Jordan. J'adore New-York les après-midi d'été, quand tout le monde est absent. Il y a quelque chose de très sensuel là-dedans – de trop mûr, comme si de drôles de fruits de toutes sortes allaient vous tomber dans les mains.

  Le mot « sensuel » eut pour effet d'aggraver l'inquiétude de Tom, mais avant qu'il eût pu protester, le coupé stoppa et Daisy nous fit signe de nous ranger à côté de lui.

– Où allons-nous ? cria-t-elle.

– Que diriez-vous d'un cinéma ?

– Il fait si chaud, se plaignit-elle. Allez-y, vous autres. Nous, on va se promener. On vous rejoindra après.

  Dans un effort, son esprit se leva faiblement.

– On se retrouvera au coin d'une rue. Je serai le monsieur qui fume deux cigarettes.

– On ne peut pas discuter de ça ici, fit Tom avec impatience, tandis qu'un camion lançait derrière nous des coups de sirène qui étaient autant de malédictions. Suivez-moi jusqu'à l'entrée du Central Park, devant le Plaza Hôtel.

  Il tourna la tête à plusieurs reprises pour voir si le coupé nous suivait. Quand l'allure générale de la circulation se ralentissait, il l'imitait, jusqu'à ce que les autres fussent en vue. Il craignait, je l'imagine, qu'ils ne filassent par une rue latérale et disparussent de sa vie pour toujours.

  Mais ils n'en firent rien et nous prîmes la décision, moins explicable, de louer le salon d'un des appartements du Plaza Hôtel.

La discussion prolongée et tumultueuse qui se termina par notre entrée dans cette pièce où on nous poussa comme un troupeau m'échappe, bien que j'aie le souvenir physique très net que tant qu'elle dura mes caleçons s'obstinèrent à s'enrouler au-tour de mes jambes comme des serpents moites et que des gouttes intermittentes de sueur se pourchassaient, glacées, sur mon dos. Née d'une boutade de Daisy qui aurait voulu qu'on louât cinq salles de bains pour y prendre tous des bains froids, l'idée assuma une forme plus tangible sous la guise d'un endroit où l'on pourrait boire un julep à la menthe.

  Non sans répéter mille fois que l'idée était « absurde », nous interpellâmes en chœur un employé de réception passablement ahuri, en croyant ou en affectant de croire que nous faisions là une chose fort drôle...

  La pièce était vaste et sans air. Bien qu'il fût déjà quatre heures, nous ne réussîmes en ouvrant les croisées qu'à admettre une bouffée de la chaleur végétale du parc.

  Nous tournant le dos, Daisy se posta devant le miroir et se mit à se recoiffer.

– C'est un chouette appartement, chuchota Jordan, ce qui fit rire tout le monde.

– Ouvrez une autre fenêtre, ordonna Daisy sans se retourner.

– Il n'y en a pas d'autre.

– Alors, qu'on fasse apporter une hache...

– Ce qu'il faut faire, dit Tom avec impatience, c'est oublier la chaleur. Vous la rendez dix fois plus insupportable en rouspétant, voilà tout.

Gatsby le magnifiqueWhere stories live. Discover now