1. Une comète parmi les étoiles

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Marina avait les cheveux roses. On la regardait bizarrement, parfois. Les profs, les élèves. Mais, nous, dans la classe, on s'en fichait. Au premier abord, elle surprenait, c'est vrai. On ne s'attend pas toujours à trouver quelqu'un aux cheveux colorés dans la fac de maths (même si on étudie aussi la physique). On ne s'attend pas toujours à trouver quelqu'un aux cheveux colorés tout court, en fait. C'est la société qui l'a décidé, et ce que la société a décidé, on ne peut pas le changer.

   Elle avait les yeux grands ouverts, Marina. Elle regardait le monde, les gens, les roches. Elle savait voir le monde. Elle était dotée de cette capacité de ne distinguer que le bon et le beau en toute chose. En fait, elle était parfaite, dans ma tête.

  Elle suit tous les cours d'un air très concentré et attentif. Mais si on y fait bien attention, on perçoit ses pupilles se tourner instinctivement vers la fenêtre, comme pour s'échapper un court instant des théorèmes et démonstrations, on distingue ses prunelles suivre avec envie la trajectoire des feuilles mortes dans le vent, et peut-être même qu'elle essaie de trouver l'équation de leur trajectoire. Et c'est là qu'elle se rend compte que la vie n'est qu'une vaste fumisterie, qu'on ne sera jamais libre. Le vent, les oiseaux, les feuilles symbolisent la liberté. Mais ils obéissent aux lois de la physique, ils sont régis par des équations mathématiques, ils ne sont pas libres. Alors elle soupire discrètement, comme une brise d'été, et son regard revient sur le tableau.

   Elle s'ennuie, ça se voit. Elle n'est pas faite pour ça, ça se remarque. Elle n'est faite pour rien, ça se voit. Elle s'échappe à elle-même. Elle hoche la tête aux affirmations du professeur d'analyse. Je constate qu'elle est concentrée malgré ses yeux mornes. C'est normal, elle veut réussir. Elle a l'air de comprendre le cours d'aujourd'hui et prend cet air réjoui qu'on lui connaît bien. Pourtant, je sais que ça ne la transcende pas. Et tout d'un coup, je trouve ça triste.

   Elle sourit à son voisin ; il vient d'écrire quelque chose de drôle sur sa feuille d'exercices. Il lui tend un carré de chocolat, elle soupire et l'accepte, le jaugeant de ses grands yeux déterminés ; son regard veut clairement dire « tu as intérêt à manger, je sais que tu n'as pas mangé ce midi, je sais que rien ne va, je sais que tu te bats contre des choses tellement plus fortes que toi, je sais que je ne peux pas t'aider, que je suis impuissante, mais je suis là et je te soutiens, laisse-moi t'aider à porter ce fardeau. » Elle chuchote un truc à sa voisine, qui se met à le regarder de la même manière. Elles tiennent à lui, ça se voit.

Ensuite, elle se reconcentre sur le cours. Cette fois, elle a l'air vraiment absente. Sa main aux doigts tachés d'encre bleue contre sa joue, elle plonge tête la première dans les méandres du tableau vert. Et puis, tout d'un coup, elle se reprend, fronce les sourcils, recopie machinalement le corrigé de l'exercice sur sa feuille. Elle a une jolie écriture, ronde et étoilée, je l'aie déjà vue.

Un sourire éclaire son visage : le professeur dont la sagesse et la gentillesse transparaissent à chaque explication vient de faire une blague. Il est bienveillant, c'est évident. Il ne crie pas, en khôlle il ne mange pas. C'est un nounours, je crois. Il faut des gens comme ça.

  Puis, ses yeux reprennent leur teinte éteinte. De toute façon, leurs étoiles ne sont presque jamais allumées, à part en cours de physique, de temps en temps, sans qu'on ne sache réellement pourquoi. En fait, Marina, c'est toi. C'est moi. C'est tout le monde.

Moi, assis au troisième rang, je me contente de suivre le cours, les doigts tremblant légèrement.

Un éclat de rire du rang derrière le mien me parvient.

— Le dernier rang, je vous ai repérés depuis le début, annonce tout d'un coup le professeur.

J'effectue une rotation de pi sur deux pour apercevoir Andrea et Jean en train de faire des sudokus sur leur téléphone. Ils relèvent la tête, les joues rougies, et rangent leur téléphone. Le cours continue. La trotteuse de ma montre reprend sa course.

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