5. Les plumes du ciel argenté

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Ses ailes brillent dans la claire obscurité. J'en touche du regard les plumes argentées, émerveillé, subjugué, renversé pas tant de prestance et de beauté en même temps.

— Voilà, commente-t-elle, simplement.

   Face à mon absence de réaction, elle plie les jambes, et bondit. Elle s'envole, haut, très haut, au point qu'elle n'est bientôt plus qu'un point lumineux parmi les étoiles. Marina vole pendant ce qui me semble être des nanosecondes. Et ce fut le plus beau moment de toute ma vie.

On pourrait croire qu'elle a volé ainsi pour m'impressionner, mais il n'en est rien. Elle a volé ainsi parce qu'elle était elle-même, parce qu'elle savourait la liberté, le sentiment d'être à sa place.

   Les yeux brillant comme des planètes, elle redescend doucement, féeriquement vers moi. Comme une étoile filante. Je reste là, la bouche entrouverte, à la contempler. J'ai peur de dire quelque chose. J'ai peur de me rendre compte que tout ceci n'est qu'un rêve.

   Elle parle vite, très vite. Elle dit qu'on lui coupe souvent les ailes, pour ne pas qu'elle vole trop fréquemment, que ça repousse souvent, que ses parents n'aiment pas toujours qu'elle ait des ailes, parce que pour vivre en société c'est mieux de ne pas en avoir, parce que les gens sont méchants, qu'ils croient avoir le droit de décider de ce qui est normal ou de ce qui ne l'est pas, qu'ils sont égocentriques. Elle murmure que bientôt, on va les lui couper pour de vrai, et qu'elles ne repousseront plus jamais, et qu'elle sera obligée de rester coincée dans une enveloppe charnelle étouffante. Je lui murmure « pourquoi tu ne t'enfuies pas » tel un serpent. Elle répond « parce que je n'ai nulle part où aller ».

Elle était toute petite, Marina. Mais toute grande à l'intérieur. Elle ne rentrait dans rien du tout, elle n'était pas une mortelle, sa place n'était pas dans une boîte, dans une filière. Sa place était dans le ciel, perdue dans l'espace.

— Je savais que tu ne me jugerais pas, m'annonce-t-elle, alors que nous sommes assis sur une bûche humide.

Je ris légèrement, gêné. Si elle savait à quel point je la trouve fascinante.

— Comment tu fais pour les cacher ? interrogé-je en remarquant leur taille imposante.

— Justement, sourit-elle, je les cache au plus profond de moi. Et comme les démons, j'ai l'espoir qu'elles ne ressortent pas dès l'instant où je suis vulnérable.

— Et qu'est-ce qu'il se passe si elles sortent quand il ne faut pas ?

— Je me libère.

Ses yeux sont ancrés dans le ciel. Il s'y reflète comme un grand lac. Et puis, tout d'un coup, comme si elle était rattrapée par la réalité, une ombre passe sur son visage.

— On devrait rentrer, il se fait tard. J'ai encore du travail pour demain, et puis on a cours tôt.

Je ne laisse rien transparaître de ma déception et hoche simplement la tête. Je ne lui avoue pas que je ne compte plus travailler ce soir. Elle se lève, je la suis. On revient sur le campus, on prend le tram, et avant de sortir à son arrêt, elle chuchote :

— Je ne suis pas un ange.

Marina, Marina, où es-tu ? J'espère que tu ne m'en voudras pas d'avoir raconté ton histoire. Le lecteur doit savoir. Car peut-être qu'il n'est pas trop tard pour lui.

Je suppose que ce soir-là, je suis rentré chez moi tout secoué, l'âme encore plus désordonnée qu'elle ne l'était déjà. C'était comme si un millier d'anguilles se promenait dans mon être. Les anguilles, je n'aime pas ça, elles sont vicieuses, à se faufiler partout où l'obscurité est accueillante.

Toutefois, ce n'étaient pas non plus des papillons qui voltigeaient partout dans mon corps. C'était plutôt comme un imbroglio de plumes et de coups de bec. Des hirondelles. Ou des rossignols qui chantaient dans mon cœur. Leurs vols entremêlés à leurs chants effaçaient toute trace de ma souffrance habituelle. Je m'y perdais. Il était alors bien plus facile de ne pas m'occuper de moi, d'oublier les couleurs dévastées de mon âme, les dessins délabrés qui gisaient au sol depuis bien longtemps.

Alors que je n'avais pas d'eau chaude depuis des mois, que mes douches étaient toujours glacées comme la banquise, j'avais trouvé un peu de chaleur en me dégotant un chauffage dans la pensée de Marina. Mais l'eau chaude était toujours absente, mon problème était toujours là. Et je ne l'ai compris que lorsque j'ai voulu prendre une autre douche.

Peu importe, ce soir-là, j'avais le cœur en émoi. Je me sentais vivant et ce n'était pas dû à une douleur impossible à nommer. Elle me terrassait, mais en becquettant mon cœur, les hirondelles avaient stoppé sa compression, son repli sur lui-même. Grâce à elles, il n'imploserait que plus tard.

(D'ailleurs il n'y a pas plus douloureux qu'avoir le cœur qui éclate en silence.)

Il n'y a pas plus douloureux que la guérison. Marina me l'a confié. Je suis content qu'elle ne m'ait pas menti.

L'empreinte indélébile qu'elle a laissée est encore fraîche, voilà pourquoi je m'escrime à écrire si vite. Dès que je le peux. En cours, au bas de ma feuille. Au restaurant universitaire dans les notes de mon téléphone ou sur ma serviette. Cela amuse Clément.

Il s'inquiète pour moi, me répète que si je m'accroche trop à elle, je vais m'y perdre. Mais, Clément, je me suis déjà noyé en elle. Et maintenant qu'elle est partie, j'ai la tête hors de l'eau. Je respire sans elle, et je me retrouve.

Mon essence erre quelque part entre les ruines du château que j'étais jadis. Je le reconstruis, brique par brique. Il me manque, le temps où mon essence était en effervescence. Tout pétillait dans mon être car j'étais apaisé, en phase avec mon âme. Elle savait ce que je voulais, je voulais ce qu'elle souhaitait. Non, je n'avais pas le choix. Car ma voie était tracé dans mes veines. C'était viscéral. Mon âme l'avait compris, et moi aussi.

Pourtant, aujourd'hui nous ne sommes plus en phase. Mon essence est si faible que je ne me souviens même plus de la dernière fois où elle a été incandescente. J'ai hâte qu'elle revienne, que je sois à nouveau entier.

En attendant, les murs continuent de pleurer, les violons de chanter leurs sanglots dans les profondeurs de la crypte sous le château. Parfois, leurs échos sont si horribles que je m'effondre sur le sol de mon appartement.

La douleur est toujours là. C'en est presque rassurant, elle est tout ce que j'ai connu durant ces deux dernières années. A trop vouloir ressentir, je m'y suis dissout. La réaction inverse demande tellement d'énergie ! Chaque brique m'en rapproche.

Peut-être liras-tu ces lignes prochainement Marina. D'ici-là, j'aurai peut-être réussi. Peut-être que je serai arrivé sur la clairière, que j'observerai la neige briller la nuit sur la banquise, blotti contre des pingouins endormis, aussi léger qu'un flocon.

🪶🪶🪶

Hello ! Merci d'avoir lu ce chapitre !

N'hésitez pas à me donner votre avis et me donner vos théories sur la suite !

On se retrouve samedi pour le chapitre suivant !

Prenez bien soin de vous ! 🖤

MARINAOnde histórias criam vida. Descubra agora