9. La chute

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Le soleil s'était couché depuis un moment. Déjà, la lune perçait la brume d'un gigantesque halo blanc. C'était là la seule lumière. C'était une nuit froide, noire, pâle et silencieuse. Les chouettes ne hululaient pas, les renards ne jappaient pas, les feuilles orangées ne craquaient pas sous le poids des hérissons qui couraient dessus. Mêmes les corbeaux s'étaient tus, comme si toute la Nature avait fait vœu de silence en témoignage de respect pour Marina. Il n'y avait plus d'étoiles.

On dit qu'elles sont si empathiques qu'elles ne peuvent assister à la souffrance d'autrui sans la ressentir comme la leur. Cependant, à trop subir ce qui ne nous appartient pas, on finit par ne plus pouvoir endurer du tout nos propres joies et tourments.

Nos pas résonnaient comme un cri dans la nuit, nos respirations s'envolaient comme une violente chanson désaccordée. Je m'arrêtais tous les trois pas pour contempler un arbre, un morceau de ciel, les écorces, une racine, un marron, n'importe quoi. Je cherchais à retarder le moment. Marina me voyait faire et se laissait porter par mes élucubrations, telle une poupée de chiffon : est-ce que les arbres sont capables de sentir toutes mes émotions quand je les touche comme les chats, est-ce que ce champignon est toxique, est-ce que cet arbre est habité par une famille d'écureuils, bonjour les écureuils comment allez-vous ? Ne soyez pas timides, je ne vais pas vous manger, bon très bien comme vous voulez, est-ce que c'est un renard ?

Et nous approchions toujours plus de l'endroit fatidique. Le temps n'a pas souhaité s'arrêter, cette fois. L'atmosphère était lourde, l'on aurait presque entendu un glas retentir au loin, quelques fois accompagné par un orgue aux accords profonds et résonnant comme dans une cathédrale. Le tout me semblait dramatique, mais pour Marina, tout s'effondrait.

Et si elle n'y allait pas ? Elle n'est obligée de rien ! Je la prends par l'épaule :

— Et si on rebroussait chemin ? Si on partait, rien que toi et moi, loin de tout, du monde, des gens, des problèmes. Partir pour ne plus jamais revenir.

— Ils me traqueraient, a-t-elle soupiré, je n'ai pas le choix.

— On a toujours le choix, rétorqué-je en lui tendant ma main.

Elle regarde successivement ma main puis mon visage. Hésite. Puis baisse les yeux.

— On ne fait pas toujours ce qu'on veut dans la vie, élude-t-elle, simplement.

   Et elle reprend la route. Fatalement, nous arrivons dans la clairière. Mes yeux s'étant habitués à l'obscurité, je distingue tout. De la lune pâle de honte jusqu'aux feuilles humides en passant par hiboux silencieux. Et bien-sûr, ils sont là.

   Contre toute attente, leurs crocs ne luisent pas dans la nuit. Je n'en vois même pas l'existence. Ils sont muets comme des tombes et blancs comme s'ils venaient d'en sortir. Leur peau est aussi pâle que la lune, leur visage aussi lisse qu'un galet, dénué de tout pli, de toute expression, de toute humanité. Ils n'avaient pu ni être heureux ni réaliser leurs rêves car on les avait détruits. Puisqu'ils n'auraient jamais droit à cette chance, ils avaient décidé que personne n'y aurait jamais droit. C'est dans cette manœuvre qu'ils ont perdu leur humanité. Ils sont d'une horreur fascinante.

   Aucun d'eux ne pipe mot. Ils sont là, stoïques. Il fallait attendre, il n'y avait rien d'autre à faire. Je pourrais peut-être acheter de la superglue pour recoller toutes ses plumes, une par une. Ou lui fabriquer des ailes mécaniques, oui, j'apprendrai à construire des choses physiquement et non plus mentalement, elle volera. J'entends tout. Le bruissement des feuilles sous le pas des animaux nocturnes, les crapauds qui sautent dans la mare sans oser croasser, les aiguilles de ma montre qui offrent un tic tac incessant.

   Je contemple les vampires. Leur regard dépourvu d'étincelle me paraît plus vide et triste qu'autre chose. C'est là que j'ai pitié. Ils étaient tombés bas, si bas qu'on ne les voyait plus. Il n'y avait plus rien à sauver en eux, ils n'étaient plus. Ils voulaient que nous soyons tous comme eux, qu'on souffre aussi, alors qu'ils sont précisément le contraire de ce que nous devons être.

   Puis, Marina tourne vers moi ses yeux remplis d'appréhension. L'angoisse qu'elle éprouve est à son paroxysme : elle est parcourue de frissons, son visage est figé dans un air apeuré et ses yeux reflètent toute la douleur du monde. D'un geste hésitant, je tends ma main vers la sienne et la lui prend. Elle la presse très fort, et j'ai le torrent dans le coeur.

Tout d'un coup, elle lâche ma main et avance de quelques pas, son visage déformé par la douleur. Elle étend une dernière fois ses ailes meurtries, regarde le noir ciel et un cisaillement retentit. Il me glace d'effroi. Il secoue les arbres et ses ailes tombent, raides mortes. Des lambeaux de chair palpitante y sont encore accrochés. L'odeur métallique du sang atteint mes narines.

Elle ne pousse pas un seul cri. Elle n'en a pas besoin. Je lis toute sa peine dans son regard transpercé par les larmes, je contemple le royaume du désespoir dans lequel elle règne. Par ses fenêtres, j'aperçois les lacs, les rivières teintées de noir, les tempêtes et les cyclones monstrueux, les tremblements de terre et éruptions volcaniques, les ruines désœuvrées qu'ils laissent derrière eux sans même y accorder un regard.

   Il n'y avait plus aucun espoir, désormais. Je n'ose pas m'approcher, sous le choc. Ses cheveux sont poissés par le sang, des gouttes écarlates coulent sur son visage, mêlées aux larmes. Elle a l'air hagard.

C'est fait. Ils observent leur œuvre, un rictus satisfait sur leur infâme visage. De la pitié, je passe à la haine.

MARINAWhere stories live. Discover now