"Jean"

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Trigger Warning: Suicide

Traduction WP: Vous vous réveillez dans un cinéma après être décédé. Plusieurs personnes de diverses époques sont assises ici, discutant. Elles sont vos incarnations précédentes et une nouvelle vient de naître.

Le noir était total, absolu, impénétrable. Je tentais désespérément d'ouvrir les yeux sans réussir. Mes cils étaient comme scellés par une couche de cire. Je sentais autour de moi un froid glacial qui m'enrobait de ses longs doigts aux ongles coupant. J'aurais voulu hurler mais ma bouche était elle aussi bloquée, comme si ma mâchoire avait décidé de ne plus répondre à mes ordres. Soudain, je me sentis tomber, le vent faisant s'envoler ma chevelure autour de moi. Mon être tombait et j'entendais des voix se fondre les unes dans les autres. Ces dernières n'étaient pas compréhensibles et semblaient lointaines, comme lorsque le sommeil arrive. Et Dieu seul sait combien j'étais fatiguée. Tandis que je perdais pied, je me laissai alors aller à un endormissement salutaire. C'était fini.

Des voix me réveillèrent, cette fois-ci plus distinctes que les précédentes.

"Elle est morte? Déjà?"
"Tais-toi idiot, tu n'es personne pour la juger sur ce point-là."
"Ça fait des années que ça n'est pas arrivé... Je ne me souviens plus du protocole."
"Attendez, elle bouge!"

J'entrouvris un œil qui coopéra, à ma plus grande surprise, immédiatement. Autour de moi se tenaient trois personnes, deux hommes et une femme, qui me regardaient avec curiosité. Je me redressai avec lenteur et regardai autour de moi: j'étais dans un cinéma. Assise dans un fauteuil carmin, je me sentais étrangement légère. Ma voix chevrotante s'éleva au milieu de cet attroupement:

"Pouvez-vous vous écarter? Je peine à respirer...
- Ça ne devrait plus trop te poser problème maintenant, émit un grand homme en costume apprêté.
- Oh ferme-la toi, répondit une femme en robe des années 20."

Je fronçai les sourcils, un sacré carnaval cette affaire. Je n'étais pas sûre de saisir tout ce qu'il se passait, à vrai dire j'étais perdue du début à la fin. Les deux personnes que je venais d'entendre étaient en train de se disputer avec entrain. Je levai alors une main tremblante, demandant:

"Excusez-moi mais... Où sommes-nous? Qui êtes-vous?
- Je savais qu'on n'aurait pas du cramer ce protocole, dit un jeune homme habillé en soldat français de la Seconde Guerre Mondiale."

La femme des années 20 vint à mes côtés. Elle était d'âge mur, sûrement quasiment à la quarantaine. S'asseyant à mes côtés, elle prit mes mains dans les siennes en un geste tendre.

"Ecoute ma puce, ce qu'on va t'expliquer risque de te paraître...
- Tordu, stupide, aberrant. Tu peux choisir ta préférence, ajouta l'homme en costume.
- Tais-toi Jean! J'essaye déjà de lui expliquer, laisse-nous un peu."

Cette femme commença à m'expliquer la situation. Je compris très vite les adjectifs donnés par le dénommé Jean. Elle m'expliqua que j'étais décédée, que toutes ces personnes que je voyais étaient des vies que j'avais menées. Je l'interrompis soudain:

"Je ne sais pas qui a monté cette blague mais elle est sacrément évoluée.
- Protocole, protocole... marmonna le soldat.
- Ma puce, calme-toi.
- Je ne vous connais pas madame, arrêtez de m'appeler comme ça."

Je me levai d'un bond et commençai alors à me déplacer de siège en siège jusqu'à atteindre les escaliers qui les bordaient. La femme des années 20 commença à me pourchasser mais fut retenue par Jean qui lui dit simplement:

"Laisse-la faire."

Arrivée à la porte de sortie, je commençai à tirer la poignée. Elle était terriblement lourde et je dus m'y prendre à deux fois avant de réussir à l'ouvrir. Et soudain, le noir. Cette sensation identique de tomber dans le froid, les yeux et la bouche scellés. Et puis, quand je parvins à rouvrir les yeux je me retrouvai à nouveau dans le siège. Le même siège. Et autour de moi, les mêmes personnes. Je pâlis brutalement et hoquetai de surprise.

"Je suis désolée, ma puce."

Je me tournai vers la femme qui avait un air profondément troublé.

"Comment suis-je morte? Je n'en ai aucune idée, demandai-je d'une voix tremblotante"

Les personnes présentes s'entre-regardèrent en fronçant les sourcils.

"Comment ça tu ne t'en souviens pas? demanda Jean.
- Y a-t-il un problème?
- Protocole... murmura le soldat."

Ce dernier se leva d'un bond et se dirigea vers un meuble posé sous la zone de projection. En ouvrant un tiroir, il en sortit une télécommande. Revenant vers nous, il hésita un instant et me la tendit.

"Ce bouton-là te montrera les cinq dernières minutes de ta vie sur Terre."

Mes doigts entourèrent ce bout de plastique et je levai des yeux anxieux en direction de cet homme. Je brûlais de savoir comment j'avais pu mourir tout en redoutant de voir mes derniers instants. Finalement, j'appuyai sur le bouton, déclenchant un projecteur à l'arrière de la salle. Le film se lança sur le grand écran et soudain, je me souvins. Appuyant de nouveau sur le bouton, j'annulais la lecture, m'attirant les regards surpris des autres personnes. Mes yeux s'étaient embués et je me mis à sangloter. Tout me revint en même temps: la journée remplie d'humiliations, le retour à la maison avec un œil au beurre noir, les larmes et finalement, les médicaments. On m'avait prescrit des somnifères quelques semaines auparavant. La boîte y était passée.

"Elle s'est butée", dit Jean qui avait visiblement une longueur d'avance.

Les autres visages se fermèrent, saisissant la raison de mon jeune âge. Mon être tout entier était secoué de spasmes. Je pleurais sans pouvoir m'arrêter un seul instant.

"Ma puce... commença la femme des années 20.
- Je me souvenais de cette histoire dans le protocole..." poursuivit le soldat.

Un silence glacial s'était établi, seulement brisé par mes sanglots inlassables. Je ne remarquai pas Jean qui se saisit de la télécommande pour appuyer sur un autre bouton. Sur l'écran apparurent deux visages. Un couple noir était penché sur la caméra, ou plutôt, sur un nourrisson.

"Bon, je vais être cash, commença Jean. Tu as précisément deux minutes cinquante avant de ne plus avoir conscience de tout ça et de te réincarner dans le corps de ce bébé.
- Quoi? Mais et vous, vous êtes là?
- Une copie de toi restera ici mais ta conscience va être nettoyée et transférée là-bas. Alors écoute-moi bien."

Tic tac tic tac.

"Tu es une personne extraordinaire et tu n'as pas à avoir honte de toi."
Tic tac tic tac.
"Ces enculés qui t'ont fait du mal, ils se sentiront honteux en apprenant ta mort. Et tu sais pourquoi?"
Tic tac tic tac.
"Parce que tu es une fille géniale. On t'a suivie par cet écran de temps en temps et je veux que tu sois fière de ce que tu as accompli.
- Mais je
- Tais-toi! Tu avais l'habitude de ramener tous les matins une bouteille d'eau au sans-abri qui résidait en bas de chez toi. Tu emmenais les animaux de la rue à la SPA. Et même si tu n'avais pas fait tout ça, ta présence fut merveilleuse pour beaucoup de gens. Je veux que tu retiennes ça. Pitié, s'il y avait un moyen que tu n'oublies pas cet échange, dieu seul sait si je l'utiliserai. Ne fais plus jamais ça, ton existence compte, ta présence nous importe."
Tic tac tic tac.
"J'espère que cette nouvelle vie te sera moins douloureuse."

Et là, Jean me prit dans ses bras, me serrant fort.

"On t'aime. Tu comptes pour nous et pour mille et une autre personnes. Rappelle-t-en."

Un flash blanc. 

Mes yeux s'ouvrirent sur mes parents attendris. Mes gazouillements s'élevèrent et quelques années plus tard, mon premier mot fut le suivant: Jean.

𝑳𝒆𝒔 𝑰𝒏𝒗𝒊𝒔𝒊𝒃𝒍𝒆𝒔Where stories live. Discover now