ELSA

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Plop.
Plop.
Plop.

Le silence.
Il est si pesant qu'Elsa entend les gouttes d'eau tomber du robinet dans l'évier, de sa chambre.
Les draps son blancs, immaculées. Les murs aussi sont blancs.
Il y a une biographie de Noir Désir sur la table de chevet de son mari. La sienne est déserte, à part une lampe de chevet qui lui a coûté un bras.
Elsa gagne bien sa vie, elle est ingénieure. Leur situation est confortable.
Son petit garçon est à l'école. D'habitude c'est le rush total au boulot, mais aujourd'hui elle doit rester chez elle. C'est le médecin qui le lui a ordonné. Ça fait trois fois qu'elle s'évanouit. La dernière, c'était sur le chemin pour aller chercher son fils. Ça a inquiété son mari, ça l'a inquiété aussi. Qu'elle fasse un burn out, ce n'est pas si grave, mais si ça impacte la vie de son petit garçon, là ça devient sérieux.
Elsa est un peu maniaque du contrôle, un peu hyperactive. Elle déteste ne rien faire. Ça lui donne trop de répit. Elle ne veut pas se retrouver seule avec elle-même. Elle le sait, la pire chose qu'elle puisse se faire, c'est laisser du répit à son esprit. C'est comme d'ouvrir la porte au Diable. Elle est aussitôt envahie de pensées grises qu'elle repousse depuis l'adolescence.

Tout ce blanc d'hôpital, c'est comme une page vierge. Son cerveau ne se fait pas prier pour l'assaillir et la cribler de pensées, de souvenirs.
En observant cette pièce lugubre comme pour la toute première fois, elle se demande ce qu'aurait été sa vie si elle avait prit un chemin différent. Elle a un mari, un fils adorable et intelligent, pas d'animal de compagnie, une situation, de l'argent. Ses parents sont satisfaits d'elles, même si son frère continue à lui voler la vedette. Elle a eu un beau mariage, n'a jamais eu à s'inquiéter de ses comptes, a brillé dans ses études. Tout s'est toujours déroulé plutôt simplement, sans difficulté.
Alors, elle ne sait pas pourquoi, elle se souvient de la conversation qu'elle a eu au téléphone il y a quelques jours avec une vieille amie qu'elle n'avait pas entendue depuis longtemps. Et une chose en amenant une autre, elle repense à sa jeunesse. À ses amies d'autrefois. Indubitablement, à cette fille, l'ambiguïté amoureuse un peu naïve et ridicule. Déjà, elle était en couple avec celui qu'elle épouserait quelques années plus tard. Elle avait repoussé les sentiments -qu'elle n'avait jamais bien compris de toute façon- et puis elles ne s'étaient plus jamais vues.

Plop.
Plop.
Plop.

Que se serait-il passé si c'était Claire qu'elle avait choisi ?

Elle se renverse en arrière sur le lit, lentement. Le lustre, offert par ses amis architectes, pend au-dessus d'elle. Si elle avait épousé Claire, jamais un tel objet ne se serait retrouvé dans sa maison. Elle n'aurait probablement pas habité en banlieue parisienne. Sûrement à la mer, ou à l'étranger. En Italie peut-être ? Elles aimaient toutes les deux l'Italie.
Il y aurait sans doute eut un chien. Ou au moins un chat. Claire n'aimait pas les chats mais si Elsa avait insisté, elle aurait cédé rapidement.
Il n'y aurait probablement pas eut de dîners conventionnels, d'amis architectes. Mais du soda dans des verres à pieds, et du vin dans des mugs. Des tapis tout doux sous les pieds. Peut-être qu'il n'y aurait jamais eut de lustre, mais juste une ampoule pendante, parce qu'elles auraient été trop petites pour installer quoique ce soit, et puis Claire aurait dit "On va pas faire venir quelqu'un juste pour mettre un lustre, c'est la honte ! Et puis qui a besoin de lustre d'abord ? La lumière fonctionne, c'est ce qui compte !". Plus de bougies que de lampes, plus de rouges à lèvres. La commode aurait sûrement débordé. Claire aurait égaré des soutien-gorge dans la maison et Elsa serait terrifiée à l'idée qu'un invité en retrouve un.
Elle auraient sûrement fait l'amour partout : sur la table, dans la cuisine, par terre, sur le lavabo... Elsa aurait protesté, comme à son habitude "On va pas faire ça quand même..." Et Claire aurait levé les yeux au ciel. Souvent.
Elles auraient été voir tous leurs artistes préférés en concert. Il n'y aurait jamais eu de conflits pour aller au cinéma. Elles auraient eut envie de voir les mêmes films.
Quand Elsa se serait tuée à la tâche au travail, Claire l'aurait ramené sur Terre. Elle aurait eut des anecdotes astronomiques à raconter aux invités dans le jardin, la nuit. Elle aurait joué les experts en leur montrant les seules constellations qu'elle connaissait.
Elsa n'aurait pas eu la force de rester vegan parce que Claire l'aurait traîné dans des fast-food le samedi soir. Elles auraient dansé dans la cuisine sur Sunflower Vol. N°5. Claire l'aurait embrassé souvent dans les musées ou dans la rue, elles se seraient disputées à cause ça. Elsa aurait été gênée, sûrement ne verrait-elle pas ses parents aussi souvent. Elles ne seraient jamais allées chez ceux de Claire.
Elsa n'aurait jamais arrêté le violon, et Claire lui aurait sans doute composé des centaines de chansons. Elle lui aurait récité de la poésie, offert des vinyles à trois euros. La vie serait sans doute moins confortable parce que Claire était une artiste. Mais elle aurait peut-être été plus douce. Elle se serait davantage disputé qu'avec son mari. Ça aurait été la tempête.

Plop.

Elsa tourne la tête, elle croise son reflet dans la glace de la coiffeuse.

Elles auraient sans doute galéré. L'homophobie, la précarité, les crises identitaires, faire un enfant...

Mais quand Elsa aurait eu trop de chagrin, Claire lui aurait fait du thé. Elle aurait couvert son visage de baisers. Elle aurait sacrifié son sommeil lorsque sa femme aurait fait des insomnies, juste pour lui tenir compagnie. Elle aurait eu deux jobs en même temps juste pour être sûre de ne pas lui faire regretter de l'avoir épousé.
Et surtout : Claire l'aurait fait rire tous les jours.

les amants imaginairesWhere stories live. Discover now