Chapitre 9 - L'homme au manteau blanc

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Krélia observa les immenses vagues qui se formaient pour se fracasser sur la berge ou retomber à plat avec des gerbes d'eau et d'écume. Les flots étaient étrangement sombres. Elle sursauta lorsque deux véritables murs liquides se heurtèrent avec violence et fracas.
Ses yeux écarquillés suivaient les mouvements de l'eau, effrayée et impressionnée. C'était donc ça, cet endroit aux courants changeants et traitres qu'on nommait la Colère de Dinéa.
En effet, lorsqu'on le voyait ainsi, furieusement agité, avec des vagues pyramidales qui se soulevaient sur plusieurs mètres et l'eau presque noire, il n'était pas difficile de se laisser à imaginer que ce déchainement n'était pas totalement naturel et que, peut-être, une divinité en était la cause mais pour quelle raison la protectrice des marins se serait amusé à rendre ce passage difficilement navigable ? Mystère.
Krélia en avait eu un aperçu lorsqu'ils s'étaient rendu à Ariennte, alors que l'Oiseau des vagues était encore entier et que Vanilesse était toujours vivant.
Une montée de culpabilité et de regret embua son regard de larmes. Elle secoua la tête en se forçant à se reprendre. Elle poussa un lourd soupir, tentant de déloger le nœud obstruant sa gorge.
À côté d'elle, Léttan s'arracha aussi à la contemplation de la Colère de Dinéa pour reporter son regard sur la ville de Milemme qui s'élevait à seulement un petit kilomètre.
Le port avait été construit sur la rive de ce déchainement marin, y rendant l'accès difficile mais nullement impossible. Il suffisait d'être concentré et habile. Le plus ardu restait tout de même d'en sortir. Il fallait être rapide car les navires se faisaient toujours immédiatement happer par les forts courants et les vagues. Léttan en avait déjà fait l'expérience cinq fois et il avouait que la Colère de Dinéa l'avait toujours pris par surprise malgré sa préparation.
Les raisons pour lesquelles un port se trouvait en un lieu si peu adapté à la navigation était presque religieuse. Le tout premier bâtiment de ce qui était devenue une des principales cités des Caëlinnes avait été une église, d'abord modeste avant d'avoir été reconstruite de manière plus grandiose. Les prêtres avaient voulu avoir un édifice proche d'un lieu réputé pour être sujet aux pouvoirs de Dinéa, espérant sentir sa présence divine. Des maisons s'étaient construites autour et Milemme s'était créé.
Malgré une naissance provoquée par la foi et la ferveur de serviteurs divins, cette cité n'était pas particulièrement croyante. Bien sûr, il y avait une cathédrale, quelques chapelles et de nombreux croyants mais rien d'extravagant ou d'excessif.
Krélia comptait tout de même éviter certains quartiers : celui de la cathédrale et celui du poste de l'inquisition notamment. De toute manière, elle ne s'attarderait pas, comme prévu et comme toujours.
Elle tendit le sac à Léttan. C'était à son tour de le porter. Le jeune homme le prit et le passa sur son dos sans un mot et en prenant grand soin à ne pas frôler la peau de Krélia. Cette dernière remua ses épaules endolories. Le sac n'était pas particulièrement lourd mais le porter durant plusieurs heures de suite tout en avançant causait des douleurs dans les muscles.
Ils se remirent en route sans une parole ou un regard échangé, se trouvant toujours dans leur situation de malaise et ignorant encore comment se comporter l'un avec l'autre.
Ils parcoururent rapidement le kilomètre qui les séparait de la ville et ils pénétrèrent entre les premiers bâtiments de la cité. Krélia entendit Milinne soupirer de soulagement et d'aise dans les tréfonds de son esprit.
Enfin la civilisation ! Elle allait pouvoir dormir dans un véritable lit et prendre un bon bain.
Évidemment, ce ne serait pas comparable aux soins et à la richesse dont elle avait l'habitude chez elle mais ce serait toujours mieux que cette existence de vagabonde qu'elle vivait depuis son départ de Svarik, à dormir à la belle étoile et à marcher toute la journée en compagnie d'un simple roturier sans la moindre naissance dont elle était pathétiquement amoureuse alors qu'il ne ressentait que du dégoût à son égard.
Krélia fit taire cette agaçante voix, qui ressemblait un peu à la sienne en plus claire, d'un grognement énervé qui releva le coin gauche de sa lèvre supérieure, dévoilant quelques dents et surtout sa canine légèrement pointue.
Léttan se tourna vers elle, un sourcil arqué. Krélia regarda ailleurs, feignant de ne pas remarquer la réaction du jeune homme et faisant comme si elle n'avait rien fait.
Léttan ne s'interrogea pas longtemps sur l'étrange comportement de Krélia. Ce n'était pas la première fois qu'il la voyait ou l'entendait grogner ainsi sans raison et, bien qu'il ignorait ce qui causait cette réaction régulière, il ne se questionnait plus. Du moins, il ne le faisait plus depuis qu'il connaissait la vérité sur la jeune fille.
De toute manière, elle était une créature maléfique dont la seule existence était un blasphème alors nombre de ses comportements ne pouvaient pas s'expliquer. Son existence n'était pas naturelle. Peut-être était-ce comme un réflexe comme il en agitait parfois les cadavres, puisque c'était ce qu'elle était en partie. Un cadavre qui, pourtant, se mouvait et vivait en camouflant la vérité sous un habile voile de mensonges.
Ils débouchèrent sur une place où se tenait un petit marché qui faisait pourtant le brouhaha d'un grand.
Krélia examina rapidement les quelques échoppes qui s'éparpillaient sans ordre sur la placette pavée, ne se sentant guère à sa place, comme si elle se trouvait en décalage par rapport à toutes ces personnes, ce qui était effectivement le cas, en un sens. C'était comme si elle était totalement incolore, en noir et blanc, alors que tout le reste possédait des couleurs éclatantes qui ne faisaient que ressortir son anormalité.
Il y avait également une certaine curiosité dans le regard qu'elle portait autour d'elle. Jamais encore elle n'avait visité de marché et ce désir de découverte la reprenait.
Pour une fois, Milinne fut du même avis qu'elle. Elle non plus ne s'était jamais rendu dans un marché puisque c'était la tâche des domestiques que de faire les commissions et elle aussi se sentait intriguée par cette tradition mais, contrairement à Krélia, elle abordait l'éventualité d'une petite visite comme une étude ethnique sur des aborigènes bien différents d'elle. Vision condescendante inspirée par sa condition sociale et son éducation élitiste.
Krélia grommela, lui ordonnant de se taire. Elle en avait plus qu'assez de l'entendre régulièrement commenter et prendre de haut tout ce qui l'entourait.
Il allait vraiment falloir qu'elle trouve un moyen de se débarrasser de Milinne définitivement mais cette dernière n'était pas le pire problème ni la voix la plus dangereuse des deux et, bien qu'elle l'agaçait sérieusement et profondément, elle la préférait à celle de sa créatrice.
La jeune fille quitta ses pensées lorsque quelqu'un la bouscula involontairement de l'épaule. La personne qui l'avait cogné se figea, les yeux écarquillés alors qu'un tremblement la parcourait de la tête aux pieds, traversée par l'aura de la banshee.
Krélia s'empressa de s'esquiver et de se dissimuler derrière une tenture séparant une échoppe d'une autre. Elle n'avait pas besoin qu'on la dévisage avec crainte et qu'une rumeur sur une étrange jeune fille entourée de ténèbres se propage chez les ménagères pour ensuite parvenir aux oreilles de l'inquisition.
Préférant ne pas songer à ce qu'il lui serait attrapé si un inquisiteur l'avait attrapé, le bûcher sans aucun doute, elle se concentra de nouveau sur ce qui l'entourait et donc sur le marché dont le fonctionnement l'intéressait.
Attirée par les odeurs piquantes, entêtantes, enivrantes et agréables ainsi que par les couleurs chaudes se dégageant d'un stand d'épices, elle s'approcha des larges sacs de toiles remplis à ras bords de poudres colorées et parfumées. Elle n'avait jamais vu quelque chose de semblable et trouva cela très beau et plaisant. Toutes les odeurs qui se mélangeaient ne l'écœuraient pas, au contraire. Elle avait une étrange impression de réconfort et d'être rassurée, comme si ces épices lui redonnaient confiance en elle-même. C'était stupide.
Elle enfouit la main dans l'un des sacs, faisant glisser la poudre légèrement rouge entre ses doigts, soulevant un nuage parfumé puis elle comprit pourquoi elle se sentait si curieusement attirée par les épices moulues.
Cela lui rappelait d'autres poudres, d'autres couleurs et, surtout, réservées à un tout autre usage. Beaucoup des ingrédients qui avaient servi à son invocation avaient la même forme et consistance. Ça la renvoyait à sa naissance, à ce moment où elle n'avait été qu'un éclat de conscience noire qu'il aurait mieux valu laisser en sommeil. Soudainement, elle était beaucoup moins rassurée par la vue de ces épices, au contraire.
Une main frôla son épaule sans s'y poser ni s'y attarder, la faisant sursauter. Elle se tourna vers Léttan qui ramenait son bras vers lui avec empressement.
Il n'avait plus fait attention à elle durant quelques minutes et, lorsqu'il s'était de nouveau retourné, elle ne se trouvait plus à côté de lui. L'ayant repérée devant une échoppe d'épices odorantes, visiblement perdue dans ses pensées, il l'avait rejointe et avait manifesté sa présence sans un mot.
Krélia retira ses doigts, qu'elle avait toujours plongés dans le sac d'épice, et secoua la main pour en chasser les grains qui restaient coincés sous ses ongles et qui s'attardaient sur sa peau. Elle essuya sa paume sur le tissu de sa robe pour être certaine de ne plus garder sur sa peau la moindre trace de cette épice qui, à présent, lui rappelait la sorcellerie qui l'avait fait naître.
Ils s'éloignèrent un peu des différentes échoppes et d'éventuelles oreilles indiscrètes qui auraient été capables de capter quelques mots volatiles. Léttan ne comptait pas aborder un sujet sensible en rapport avec les derniers événements ou la nature de Krélia, ce qui allait ensemble de toute manière, mais il préférait prendre ce réflexe dès maintenant car il était évident que ce genre de "problèmes" reviendrait un jour ou l'autre dans la conversation et qu'ils ne seraient pas forcément seuls ni tranquilles à ce moment-là.
Léttan avertit Krélia :

Le Cri du Spectre - Tome  2 : Naufrage [Terminé]Where stories live. Discover now