Drôle de Viennoise [en pause]

VI. A la dérobée

La file d'attente ne désemplit pas. Éric en profite pour faire parler Noémie dans l'espoir que le déclic survienne. 

– C'est long, non ? 

Le jeune homme ne peut voir les yeux de la jeune femme, seule touriste à avoir gardé ses lunettes de soleil à l'intérieur du hall. Noémie détache chaque syllabe de sa proposition ubuesque :

– Fais-toi passer pour un estropié, ça marchera peut-être ! C'est qui le rabat-joie qui n'a pas voulu passer devant tout le monde ?

Contrairement à son voisin francophone qui s'esclaffe, Eric garde la face et met les pieds dans le plat viennois :

– Princesse ?

– Hum... répond-t-elle.

Noémie semble avoir mieux à faire, elle est en pleine lecture d'un prospectus vantant le savoir-faire de bijoutiers. 

– Ce lieu te rappelle quelque chose ?

Elle pince le bord de son chapeau, lève les yeux et garde un air songeur. Éric tente de percevoir, derrière ses verres teintés, le moindre signe de reconnaissance sur son visage.

– Non.

– Alors, pourquoi voulais-tu venir ici ?

– Parce que c'est conseillé dans mon guide ! explique-t-elle en désignant son sac.

Éric reste perplexe.

– Mais... vous, euh, tu disais devoir rentrer à Vienne pour des choses importantes... pas pour jouer les touristes !

– Je te fais marcher ! Ah, cette tête !

Elle se penche et chuchote :

– Je dois voir un manuscrit qui révèle les us et coutumes véritables du bal des débutantes. Histoire d'avoir une longueur d'avance sur mes concurrentes !

Sa réponse n'enchante pas plus le jeune homme, mais il n'en montre rien et plonge la main dans sa poche.  Il ouvre son fichier PDF, son éditeur a surligné plusieurs passages, principalement des lieux. Il doit trouver un élément qu'il pourra utiliser dans le chapitre de la bibliothèque écrit par Noémie.

« Dans la salle d'apparat, la statue de Charles IV semble se retourner vers l'invisible... et si une voix l'appelait ? Romy suit son regard... »

– C'est à nous ! l'informe Noémie alors qu'un nouveau guichet vient d'ouvrir et qu'elle dépasse tout le monde pour s'y présenter.

Eric achète deux billets, ignorant les voix agacées derrière lui. Devant les vigiles gardant l'entrée, Noémie consent à retirer ses lunettes.

– Oh, regardez, Eric, comme c'est beau !

Il se détache d'elle et se prend à contempler les lieux. 

Les étagères emplies de livres multicolores courent des sols au plafond jusqu'aux balcons éclairés par des verrières oblongues. 

Le jeune homme se rappelle pourquoi il a choisi une maison d'édition en lieu de stage. Les livres ont ce pouvoir de le rassurer. Les mots d'écrivains et écrivaines de tout temps le bercent depuis toujours.

Même les statues de marbre d'hommes illustres semblent figées devant tant de beauté. Il ne peut ignorer celle qui se tient au centre de la bibliothèque. Il se remémore alors le passage du manuscrit qu'il vient de lire.

– Noém...euh, tu ne trouves pas que... on dirait qu'il regarde quelqu'un. C'est beau, non ? Ce regard vers l'invisible ?

Noémie s'approche et tourne la tête vers la statue de Charles V.