V. Tasses perchées (1/2)

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Éric fixe le palier de la mezzanine, tout en se demandant bien où il a atterri. Voilà plusieurs secondes qu'il l'entend minauder en bas.

– Vous êtes réveillé ? clame-t-elle.

Le jeune homme apparaît à la balustrade. Il découvre Noémie, en prise avec un croissant qui s'émiette sur son plateau d'argent.

– Je leur demande qu'il ramène le vôtre ? demande-t-elle en suspendant son geste.

– Non, merci, répond-t-il en baillant. J'irai me prendre un café dehors, je préfère.

En bon parisien, on ne pouvait lui enlever ce plaisir.

– Comme il vous plaira. Vous savez, nous n'avons pas volé notre réputation quant aux viennoiseries.

– Oui, oui... marmonne-t-il, indifférent.

Noémie se redresse et chausse ses pantoufles. Il constate qu'elle est habillée et coiffée. Enfin, « coiffée » est un grand mot : ses cheveux ne sont plus emmêlés mais elle les a noués sans ménagement. Elle ne porte plus ses bandages et une rosace violette court sur sa tempe.

Elle monte les marches, mais il a un mouvement de recul. Cette proximité l'embarrasse, d'autant plus qu'il est torse nu.

– Goûtez ! Mais qu'est-ce que vous faites ? demande-t-elle alors qu'il l'évite.

– Je vais me laver. Vous voulez me frottez le dos ?

La porte de la salle de bain se referme sur la viennoiserie qu'elle lui tendait.

– Tu parles d'un caractère ! Bon, pendant que vous êtes là, je voulais vous parler du programme de la journée. Oh, ne soupirez-pas ! Vous savez, on entend tout dans cette boîte d'allumette. Bon, j'aurais souhaité passer à la bibliothèque nationale. Dites ? Vous m'écoutez ? Je ne vous entends plus...

– C'est trop demander, un peu d'intimité ?!

– Les hommes !

– Elle va vite me gonfler !

Il sait qu'elle l'a entendu. Noémie ne réplique que par un chantonnement des plus agaçants. Retournant vers le salon, elle saisit les clés sur la table basse.

Un clic se fait entendre.

Éric a reconnu le bruit de la porte d'entrée.

– Noémie ?!

Il s'empare d'une serviette pour dégager la mousse de ses yeux, sort de la douche, plonge ses jambes dans un bas de jogging et avale les escaliers.

– Vous avez vu madame Lavil ? demande-t-il à la réception.

– Ah, la princesse ? Oui, à l'instant. Elle allait vers le boulevard, répond Gerhard. Tout va bien ?

– Oui !

Éric se précipite entre les grilles du portail.

Une amnésique dans les rues de Vienne, sans moyen de communication, c'est inenvisageable. Il ignore son souffle court et trottine jusqu'à la terrasse d'un café.

Heureux hasard, il reconnaît Noémie dans la file d'attente et ne tarde pas à se glisser entre les derniers clients.

Sorry, sorry... dîtes, faut pas partir comme ça ? crache-t-il à la jeune femme une fois parvenu près d'elle.

– Éric, vous êtes dans un état mon pauvre ! Vous vous êtes battu avec le savon et la pomme de douche ?

La barista lui demande ce qu'elle veut. Noémie clame comme au théâtre :

– Café ! CÂ-F ÉÉÉ !

La serveuse la regarde d'un air blasé, répondant en allemand.

– Je crois qu'elle vous demande si vous le prenez à emporter ou en terrasse, précise-t-il.

– OUI ! A TABLE ! DEHORS ! pointe-elle du doigt.

– Vous venez juste de prendre votre petit-déjeuner ! parvient à dire Éric, moins essoufflé.

La serveuse lui tend un mug. Noémie rejoint la terrasse. Il la suit.

– C'est pour vous ! J'ai le sentiment que vous serez plus aimable après ça !

Il se pose en face d'elle. Noémie pianote sur la table émaillée, observe les tasses suspendues à l'arbre qui les protège.

– Je dois rêver... lâche Éric qui en vient à boire son café.

Faut dire que sa vision semble tout droit sortie d'un Lewis Carroll : la drôle de princesse-écrivaine-amnésique minaude en face de lui, dans une rue de Vienne où les tasses roses, bleues et blanches tournoient au bout de ficelles nouées aux branches.

Elle garde le profil droit, un port de tête altier.

Le jeune homme songe encore à cette réalité : elle est théâtrale, mais quelque chose l'empêche, malgré tout, de se couvrir de ridicule. Sa naïveté ? Sa fragilité ?

– Bon, vous parliez de la bibliothèque ? demande Éric.

– Ça va mieux, on dirait ? pique-t-elle.

Il ne répond pas, son téléphone vibre au fin fond de sa poche.

Drôle de Viennoise [en pause]حيث تعيش القصص. اكتشف الآن