I. Démons et merveilles

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 – Si vous voulez bien patienter un instant, je vous prie.

Le jeune homme appuie sur la touche de la ligne directe. Noémie le sait car elle occupait la même place quinze ans plus tôt.

– Monsieur DeGervais, Noémie Lavil est arrivée... Bien, monsieur.

Il raccroche et précise, inutilement puisque la voix de son interlocuteur s'entendait dans le combiné :

– Il descend.

Noémie le remercie et s'écarte de la banque d'accueil. Elle pose son sac et défait son châle dont la couleur témoigne d'une vie trop longue.

Au-devant de la vitrine centrale sont exposés plusieurs livres déclinés sur le même modèle : Drôles de Maths, Drôle de Grammaire, ou encore Drôles de continents. Les couleurs pop-acidulées des couvertures et le style d'écriture tranchent avec les livres scolaires habituels.

Collé sur la vitre, un bandeau publicitaire annonce fièrement « Ventes N°1 en France et en Belgique des livres pédagogiques ».

Le nom de Noémie Lavil est apposé sur chaque ouvrage. Son éditeur s'enorgueillit de posséder celle qui a dépoussiéré les méthodes d'apprentissage des élèves du pays.

Il lui fait la fête chaque fois qu'elle vient, à sa manière. Noémie sait surtout qu'il s'extasie devant les chiffres des ventes, et qu'elle n'a pas plus de talent que d'autres ; juste la chance d'avoir été portée par la maison d'édition et sa campagne de communication bien huilée.

Au bon endroit, au bon moment.

– Céline n'est pas là ? demande-t-elle au standardiste.

– Si, mais depuis que je suis en stage ici, elle commence plus tard.

– Vous êtes stagiaire, à votre âge ? demande-t-elle, perplexe.

– Eh oui ! répond-t-il, avec une certaine résignation.

Il détonne dans ce hall neutre. Noémie trouve que son pull pétant est particulièrement mal assorti à son roux flamboyant. A moins qu'il ne veuille rivaliser avec les couvertures trônant dans la vitrine. Mais il a d'autres arguments : des bras et des pectoraux que l'on ne peut ignorer. Il aurait plutôt sa place à l'entrée des chaînes de salles de sport qui fleurissent en ville.

Est-ce un nouvel argument « vitrine » du directeur de la maison d'édition ? Noémie n'en serait pas étonnée. Elle comprend mieux pourquoi il a décidé de l'emmener sur les salons littéraires.

Alain DeGervais, cravate remontée, apparaît enfin entre les portes coulissantes de l'ascenseur. Noémie le rejoint. Après une poignée de main des plus rapides, il demande au jeune homme :

– Éric, pouvez-vous annuler mes rendez-vous de l'après-midi ? Mon mari rouspète pour un gala, ou je ne sais quoi. Je verrai tout ça lundi matin !

Éric ouvre l'agenda numérique et lance son premier appel alors que Noémie suit son éditeur jusqu'à son bureau.

– Voici les dernières épreuves, dit-elle en déposant une pile de feuillets.

L'éditeur les regarde comme s'il découvrait des lingots d'or.

– Parfait ! La sortie a pu être avancée d'une semaine, on évite la cohue de la rentrée littéraire. Bon boulot ! Mais, Noémie, va falloir travailler d'arrache-pied avec la réforme des programmes scolaires l'an prochain ! Enfin, prenez d'abord des vacances, vous les avez bien méritées !

Il dépose le butin sur l'étagère et se rassoie, l'œil pétillant de satisfaction. Noémie se gratte la gorge :

– Justement, en parlant de travail, monsieur, j'aurais aimé aborder un sujet avec vous.

Drôle de Viennoise [en pause]Donde viven las historias. Descúbrelo ahora