Avant la vie

Chapitre 1

Dans un petit village à la limite du Bengale bordé par le plus grand delta du monde, Tajar et Ina célébraient la naissance de leur fils. Ina s'était battue avec la fièvre pour mettre son deuxième enfant au monde. Tajar l'avait accompagné dans cette épreuve comme un mari aimant pouvait le faire. Les dernières inondations du village avaient pollué les pompes à eau les plus proches et l'eau bue par Ina était impropre. Tajar s'était rendu dans nombre de villages aux alentours, mais la situation était la même dans tout le delta. L'eau rendait malade. Les inondations de juillet avaient été particulièrement meurtrières cette année. Tajar savait qu'Ina n'avait plus longtemps à vivre mais il n'était pas malheureux car il savait qu'Ina rejoindrait le Divin pour sa future incarnation. Ils avaient décidé d'appeler leur fils Hardik. Cela signifie « plein d'amour ».

Tajar travaille depuis toujours dans le delta. Il cultive le jute comme beaucoup de ses amis et habitants du village. Ce sont des arbustes de deux à quatre mètres de haut, à tige rigide et fibreuse. Le climat chaud et humide du delta favorise la culture de la plante. Tajar cultive le jute depuis trente ans maintenant. Il avait douze ans quand il a commencé à aider son père. Celui-ci lui a tout enseigné : les semailles, le rouissage et l'extraction de la fibre si précieuse. C'est un travail difficile qui est soumis aux aléas climatiques et à l'économie difficile du Bengladesh. Tajar vend son travail au marché du village voisin mais il ne gagne pas suffisamment pour nourrir sa famille. Au temps de son père, le marché était fructueux, on arrivait à vivre et à développer un peu sa terre. Ce n'est plus le cas maintenant. Les produits synthétiques à base de pétrole ont ralenti puis effondré l'économie artisanale. La demande se fait plus rare et le travail est de moins en moins payé. Tajar a pourtant bien entendu que l'économie allait rebondir car l'occident courtisait le « fait main ». Ils appelaient cela le développement durable ou encore le commerce équitable. Dans la capitale, à Dhaka, des européens étaient venus financer quelques entreprises locales.

Tajar savait que ce deuxième enfant pourrait l'aider par la suite à tisser le jute récolté. L'aide d'un fils était précieuse au village. Mayia, sa première fille de 8 ans faisait d'innombrables travaux pour son âge mais elle ne remplaçait pas la force physique d'un homme.

La nuit tomba sur la cabane en bois sur pilotis de Tajar et Ina. Tajar sortit réalimenter le feu extérieur qui maintenait les tigres hors de portée. Il rentra dans la cabane et bloqua la porte d'entrée à l'aide d'un tronc d'arbre. Ces derniers temps, les attaques de tigres étaient réapparues. Trois habitants du village en avaient récemment fait l'expérience. Parmi eux, Vimal, son ami avait perdu son jeune et unique fils Raj de quatorze ans. Il avait été surpris par le félin aux abords de la jungle et même s'il avait réussi à s'enfuir, il avait succombé aux suites de ses blessures mal soignées. Tajar et Ina avaient réconforté longuement leur ami Vimal et son épouse Keya.

Tajar épongea le front d'Ina. Elle était encore brûlante. Il était démuni devant son mal. Keya avait préparé une infusion aux feuilles de Guduchi. Surnommée la plante de la vie éternelle, le Guduchi stimule le métabolisme, soigne la fièvre et renforce l'immunité du corps. Il approchait de la bouche d'Ina le remède espéré. Les yeux de Tajar se posèrent sur son nouveau-né, Hardik. L'enfant aux cheveux d'ébène était éveillé mais ne pleurait pas. Il regardait son père les yeux noirs bien ouverts.

- Demain, nous irons traire la chèvre pour te donner du lait mon garçon. Il est tard. Dors et ne dérange pas ta mère. Elle a besoin de repos.

Comme s'il comprenait intégralement les paroles de Tajar, Hardik regarda son père et ferma rapidement les yeux. Tajar fût surpris. Il regarda son fils s'endormir et, las de sa longue journée, il s'allongea près de la mère et l'enfant. Il s'endormit lui aussi presque aussitôt.