Chapitre 1 - 3 ans à vivre

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24 juin 2035.

11 octobre 2048.

29 avril 2032.

Le tramway s'arrête. Je tourne la tête vers l'extérieur.

18 mai 2029.

C'est la date à laquelle ce garçon au bras tatoué, celui qui embrasse cette fille mangée par son chapeau au coin de la rue, trouvera la mort. Oui, il ne lui reste plus que cinq ans avant que son baiser volé entre deux moments d'insouciance ne tombe dans le fond d'une fosse argileuse creusée sous une pluie d'automne, ou ne parte en fumée dans le ciel gris d'un crématorium. Enterré, dispersé, effacé – comme tant d'autres souvenirs.

1865 jours, c'est son compte à rebours. Il n'en a aucune idée, mais moi, je le sais. Dès que j'ai posé les yeux sur lui, sa mort m'est apparue, ou plutôt, je l'ai entendue. C'est cette petite voix qui me l'a dit, celle qui se balade dans ma tête jour et nuit, la même qui cogite, qui s'inquiète et qui s'ennuie. On l'appelle la pensée, et il est difficile de ne pas l'écouter.

Je ne sais pas exactement comment ça fonctionne, mais je suis né avec cette faculté de prédiction, celle de deviner la date de la mort de la plupart des personnes que je regarde. Beaucoup diront que c'est un véritable don. Mais un don ne devrait-il pas contribuer à faire le bien, et uniquement le bien ? Sûrement... Avec le temps, j'ai compris que le mien engendrait plus de mal qu'autre chose. Ce n'est pas un don, il s'agit d'un sortilège, d'une malédiction.

Le garçon tatoué vole un nouveau baiser à la fille. Ils s'aiment d'un regard complice. Maladroits et rougis, ils délient leurs mains et se séparent – à demain, peut-être, sans aucun doute. Le tramway redémarre, et les rues de Nantes, animées et colorées en ce début de printemps, défilent. Je pose mon front contre la vitre, m'affalant un peu plus sur mon siège.

Pourquoi moi ? Pourquoi est-ce que c'est tombé sur moi ? 7,7 milliards de personnes sur Terre, et il a fallu qu'un éclair divin ne s'abatte sur ma pomme. La poisse...

Prédire avec exactitude la mort des gens n'est pas aussi génial qu'on pourrait le croire. C'est une responsabilité dont je me passerais volontiers, en tous cas. J'ai 25 ans, et à chaque fois que j'ai évoqué sa date de décès à un quelconque individu, je m'en suis mordu la langue jusqu'au sang. Alors maintenant, je garde le secret, aussi lourd soit-il à porter. Je ne dois plus jamais avouer son destin à quelqu'un. Après tout, peut-on vraiment apprécier l'histoire lorsqu'on sait comment elle va se terminer ?

Il y a une brève secousse.

Le tramway s'arrête.

Je réalise que nous sommes arrivés devant la médiathèque. Je prends mon sac, je me lève. On me bouscule – je retombe sur mon siège. Je n'ai pas le temps de me relever qu'un raz de marée d'individus s'écrase dans l'allée centrale, le regard aux aguets d'une place assise. Ils sont de plus en plus pressés, de plus en plus contrariés, de plus en plus égocentriques – de plus en plus détestables, en fait. Et encore, je ne parle pas du métro parisien. Les gens sont pires que tout là-bas. Dès qu'un train arrive, ils perdent leur lucidité, se poussent, se piétinent et s'encastrent tels des animaux dans une bétaillère – avec la même ambiance et la même odeur d'urine. Les yeux hagards, le cou tendu, la bouche tordue, le teint gris, ils se hâtent à l'abattoir tous les jours pour échanger un peu de leur consistance contre un salaire de convenance. Le stress finira par les tuer à l'usure, germant dans leur cerveau comme une mauvaise graine, puis s'enracinant dans le reste de leur corps pour l'assécher jusqu'aux os.

Jamais je ne signerais pour cette existence, je préférerais encore me perdre en pâturages, et m'oublier dans un coin reculé de ce monde.

Quelle tristesse... La vie moderne a réduit le quotidien des hommes au bruit de leur montre. Tic, tac. Deux notes qui se suivent et se répètent avec monotonie, jusqu'à ce que les piles lâchent – le 15 août 2044 pour cette femme à tête d'autruche qui m'a bousculé, et le 9 mars 2029 pour la grand-mère au regard mauvais, écharpée d'un tricot de janvier, qui trépigne de la canne, m'intimant de lui libérer la place. Je me relève et lui adresse un sourire charitable qu'elle ne me rend pas.

Vieille peau, je pense. Quel dommage de vivre si vieux et d'être toujours aussi con !

Je me faufile entre les nouveaux passagers du tramway. Je parviens à la double porte. Cette dernière se referme juste devant mon nez. Je peste et je m'empresse d'appuyer sur le bouton d'ouverture. Je m'apprête à descendre, les chaussures au bord du marchepied, quand je me retrouve nez à nez avec une jeune femme. Nos regards se croisent. Non, ils se heurtent. Je percute la beauté de ses yeux. Ses iris sont de la couleur du café torréfié – profond, mais intense. J'y sombre. C'est bref, mais suffisant.

9 juin 2027.

3 ans...

C'est la petite voix dans ma tête qui me l'a dit.

Cette femme n'a plus que 3 ans à vivre. 

Ton papillon noirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant