Chapitre 5 - Têtu et égoïste

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J'abandonne mon illustration pour ce soir et je lance Discord sur mon ordinateur. Je regarde si Léonard, mon meilleur ami, est en ligne. Je vois son avatar – un vieux Mickey qui fume la pipe –, dans la liste des connectés. Ça tombe bien, j'ai besoin de me confier à quelqu'un qui ne se soucie de rien. Je branche mon micro et nous démarrons une nouvelle conversation. Je lui raconte tout ce qui s'est passé – de ma rencontre dans le tramway, jusqu'à notre dispute avec Louise.

« En même temps, ça fait cinq ans que Louise te court après », souligne Léonard de sa voix grave et nasillarde. À l'entendre parler, on a l'impression qu'il est enrhumé toute l'année. « Vous vous retrouvez tous les lundis au muséum de Nantes, vous vous échangez des messages tous les jours, vous allez au cinéma ensemble chaque dimanche matin, et quand vous partez en vacances, c'est à deux. Si je ne vous connaissais pas, je dirais que vous êtes en couple.

— Mais on ne l'est pas, je rétorque d'un ton ferme. Ça a toujours été clair entre nous. Je l'aime beaucoup, mais ce n'est pas de l'amour.

— Alors qu'est-ce que c'est ? Dis-moi, parce que ça y ressemble vachement. Il ne manquerait plus que vous couchiez ensemble, tiens. »

Je ne peux m'empêcher de rougir derrière l'écran de mon ordinateur. Je reste silencieux.

« Sérieux ? lâche Léonard d'un ton stupéfait. Depuis quand ? »

J'attrape la petite bouteille posée sur un coin de mon bureau et avale deux gorgées d'eau.

« Il y a deux ans, au Pérou, je confesse en refermant le bouchon. On a passé la soirée à picoler et, je ne sais comment, on s'est retrouvés à se tripoter dans notre chambre d'hôtel à Lima.

— Merde, mec ! Pourquoi est-ce que tu ne me l'as jamais dit ?

— C'était après la mort de mon père, tu sais. Ça n'allait pas du tout. J'avais besoin de me changer les idées. Je faisais n'importe quoi cette année-là. Plus rien n'avait d'importance.

— Je peux comprendre, mais quand même. Et... c'est arrivé une seule fois ?

— Quatre ou cinq, peut-être six. »

Une bonne dizaine de fois en fait.

Il y a un silence.

« Je vois... prononce Léonard comme pour digérer l'information. Je peux être franc avec toi ?

— Tu l'as toujours été, et c'est d'ailleurs pour cette raison que je te garde comme meilleur ami. Tu sais à quel point je déteste les hypocrites – autant que les moustiques et les branleurs qui se baladent avec le jogging dans les chaussettes. Vas-y, récure le fond des toilettes et agite-moi la brosse sous le nez. Qu'est-ce qui ne te plaît pas ?

— OK, alors... Je t'apprécie beaucoup, Jules, mais sur ce coup-là, je préfère te le dire : t'es vraiment un connard. »

Ma propre estime en prend une gifle. On peut admettre ne pas être une bonne personne, c'est toujours difficile de l'entendre.

« J'aime ta franchise, merci. Mais je dois t'avouer que je ne m'attendais pas à tant d'éloges.

— Ah bon, à quoi est-ce que tu t'attendais, alors ? Tu sais que Louise est folle de toi, et toi, qu'est-ce que tu fais ? Tu passes des journées entières avec elle, tu lui donnes de l'attention, de l'intérêt, des souvenirs, et tu couches avec ! Est-ce que tu réalises que tu te sers d'elle pour assouvir tes besoins sentimentaux et sexuels ?

— Qu'est-ce que tu racontes ? Non. Ce n'est pas ma faute si elle m'aime. Moi, je suis heureux de partager du temps avec elle. Mais... je ne sais pas, je n'ai pas envie de plus.

— Pourquoi ? Si tu étais en couple avec elle, ça changerait quoi ? Si tu ne crains pas de t'engager, c'est que tu profites de la situation. C'est tellement plus facile de se payer une tranche d'amour quand on a un petit creux. En attendant, tu la fais souffrir.

— Non, mais ce n'est pas...

— Maintenant, je comprends mieux pourquoi elle a dit que t'étais égoïste.

— Je ne suis pas égoïste ! je lâche d'un ton agacé tout en serrant les poings. Je l'aime d'une autre façon, c'est tout. J'ai besoin de la voir souvent, et en même temps, je ne pourrais pas vivre avec. Et puis, de toute façon, je ne sais pas pourquoi je me justifie. Je ne t'ai pas appelé pour avoir une leçon de morale. Je n'aurais peut-être pas dû te raconter tout ça.

— T'énerves pas, je dis juste ce que je pense.

— Ouais, bah, ça ne me plaît pas vraiment.

— Quand même... Tu dois avouer que tu n'es pas correct avec Louise. Elle te suit partout comme un chien bien docile. Tu joues à la balle avec elle à tes heures perdues, tu la caresses quand tu en as envie, et dès qu'elle s'éloigne un peu trop, tu l'appelles pour lui offrir un petit biscuit. »

Je m'accoude à mon bureau et je penche ma tête entre mes mains.

« Jolie métaphore. Quel poète, vraiment...

— Ce n'est pas du Shakespeare, mais l'idée est là. En lui donnant de l'espoir, tu l'empêches de trouver son bonheur ailleurs. Louise pourrait passer sa vie à t'attendre, et tu le sais.

— Peut-être... »

Je pousse un long soupir d'agacement. Parfois, quand on raconte nos problèmes à quelqu'un, ce n'est pas pour obtenir une solution, mais juste pour être écouté. Une oreille attentive et une bouche cousue, voilà ce dont j'avais besoin – pas d'un juge auréolé armé d'un marteau moralisateur.

« Et si on changeait de sujet ?

— C'est bon, j'ai compris. Ça ne sert à rien d'insister de toute façon. Je te connais, t'es plus têtu qu'un commercial de grande surface.

Têtu et égoïste. Si c'est de cette façon que me voient mes meilleurs amis, alors je n'ose pas me demander ce que tous les autres pensent de moi.

— On a tous nos défauts, c'est ce qui fait notre charme.

— Ouais. Toi t'es paresseux et prétentieux. Mais lorsqu'on déchire l'emballage, on se rend compte qu'il y a une chouette personne à l'intérieur. Comme quoi, quand on a le courage d'enfiler des gants, on peut parfois trouver de bonnes surprises dans les poubelles.

— Je vais le prendre comme un compliment. Et si on parlait un peu de ce regard, plutôt? Peut-être que tu pourrais le recroiser sur la ligne 1, demain, à la même heure. Qui sait ? Au pire, tu peux toujours mettre une annonce sur Facebook ou Twitter, du genre : à cette fille qui est montée dans le tram devant la médiathèque de Nantes, vers 15 h. Nous avons échangé un regard et j'aimerais te revoir...

— Pathétique... » Je secoue la tête. « Franchement, le coup du pauvre type d'occasion qui recherche l'amour sur Leboncoin, très peu pour moi. Je préfère laisser couler.

— OK, je vois... Le destin, hein ?

— Si ça doit se faire, ça se fera. Ça a toujours été comme ça.

— Tu oublies qu'il ne lui reste que 3 ans. Quand on y pense, c'est court.

— Je te l'ai dit, on verra. Après tout, je ne sais pas si j'ai envie de ça. C'est peut-être mieux que je ne la recroise pas. »

Et pourtant, à cet instant, je donnerais tout pour la recroiser.

Ton papillon noirWhere stories live. Discover now