Chapitre 4 - Le frangin

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Il est 19 h passé lorsque je pousse la porte de mon appartement. Je pose mes affaires sur le bar de la cuisine et jette mes clés dans ma corbeille à petit bordel. Picasso se faufile entre mes jambes. Je le câline et remarque que sa gamelle est vide. Je lui adresse un regard désabusé.

« Mouais, je me disais aussi... Monsieur n'est pas du genre à faire la peluche pour rien. »

Il me répond d'un modeste miaou que je considère comme un argument valable. Je lui verse ses croquettes. Il me remercie de quelques ronrons de courtoisie. Je check Instagram sur mes toilettes, je me déshabille, me douche, me peigne, me rase et me rhabille. Banalités, la routine du soir. Je cuisine une omelette aux champignons et à la ciboulette. Sain, rapide et facile. Je prends une canette de thé glacé et rejoins mon bureau. J'allume mon ordinateur, je lance Illustrator. Je me penche sur ma tablette graphique.

J'ai commencé à esquisser une guerrière peu farouche, au dos encapé, au regard sauvage et aux mains gantées. C'est une autrice qui m'a commandé une illustration pour son prochain papelard fantastique. J'ai promis de le lui rendre dans trois jours – jeudi. Seulement, je ne suis pas très inspiré en ce moment. Il va falloir que je me fasse un peu violence. C'est ça de travailler en free-lance. C'est la galère du solitaire. D'ailleurs, tout est dans le mot : free-lance. Si la maison prend feu, les pompiers ne viendront pas. On ne peut compter que sur soi-même pour décapsuler la borne d'incendie, dérouler la lance et sauver les meubles.

Je mange, je bois, et je réfléchis à la suite de mon croquis.

La petite aiguille fait deux fois le tour du cadran. Tout ce que j'ai fait, c'est coloriser les cheveux de ma guerrière – et encore, ça ne me plaît pas trop. Je soupire et je m'affale dans le fond de mon fauteuil. Je n'arrête pas de penser à cette fille, ou plutôt, à ce regard. Il m'obsède, me vide de mon énergie, mais aussi, de toutes mes envies. Je me sens comme cette canette de thé fraîchement compactée – dépouillé de tout mon contenu, abandonné à l'état de rebut, terne et sans intérêt.

Alors c'est ça, tomber amoureux ? Résumer son existence à une rencontre ?

Mon portable se met à vibrer. Je le sors de ma poche. C'est mon frère. Je décroche.

« Ouais, Thomas. Qu'est-ce que tu veux ?

— Oh, mais quel enthousiasme ! Moi aussi je suis content de t'avoir au téléphone, mon Julo ! »

Je me frotte les yeux.

« Excuse-moi, j'étais en plein travail. Pourquoi est-ce que tu m'appelles ?

— Juste pour te dire que je t'aime, p'tit frère.

— Arrête tes conneries ! Tout le monde sait que tu n'aimes que toi. Ah oui, et le petit truc qui pend entre tes jambes, aussi. D'ailleurs, il paraît que vous vous faites des soirées à deux devant le miroir, en tête à tête.

— Et parfois même à trois. Tu peux demander à ton voisin du bas. Il te racontera. »

Dégoûté à l'idée d'imaginer la chose, je fronce le nez.

« Tu parles de monsieur Rossignol ? Il a 73 ans, tu sais ? Je ne pensais pas que tu jetterais ton dévolu sur le sosie de Louis la brocante. Mais bon, pourquoi pas, après tout – tous les goûts sont dans la nature.

— Si ton monsieur rossignol est un beau gosse brun avec une coupe en brosse et des abdos saillants, alors c'est bien de lui que je parle. »

Je me redresse sur mon siège.

« Attends... Ce type, il n'habiterait pas au deuxième étage par hasard ?

— C'est ça. Il s'appelle Marco Elnisini... Eldiri... un truc dans le genre.

Ton papillon noirWhere stories live. Discover now