Chapitre 3 - Les sentiments

10 6 0
                                    


Elle n'est pas là.

Je ne sais pas pourquoi j'ai cru que j'allais la retrouver dans le tramway. J'espérais que notre regard partagé la ferait revenir sur le lieu de notre rencontre. Ce n'était que pure naïveté. Trois heures plus tard, je suis de nouveau assis à ma place, de nouveau seul avec mes pensées, mon attention suspendue de l'autre côté de la fenêtre. Tout commence et recommence, puis tombe l'inattendu, et tout devient différent – mais pas tant que ça, finalement.

Dehors, une dame au chapeau bariolé court rejoindre le tramway.

27 juin 2051.

J'ai la migraine. Je ferme les yeux.

Quelle connerie ! Un regard. Un simple regard. Ce n'est pas parce que j'en suis tombé amoureux qu'il en va de même de son côté. Si ça se trouve, elle ne m'a pas remarqué. Oui, c'est sûr, même.

Ça fait partie des choses que l'on apprend avec le temps, des expériences qui vous font réaliser à quel point la vie est compliquée. Vous pouvez aimer sans être aimé. Cette vérité s'est plantée dans mon cœur comme une écharde alors que je n'avais que huit ans.

J'étais amoureux de Julie – la jolie Julie. Toute une histoire... Je m'en souviens comme si c'était hier. J'étais en CE2 quand je suis tombé sous son charme. J'aimais ses boucles brunes à n'en plus finir, son parfum à la framboise, ses petits sourires, sa poésie en quatre mots. Je passais mon temps à la regarder, à l'écouter. Je lui vouais mes dessins, mes fleurs et mes cœurs. J'imaginais que c'était réciproque, qu'on était trop timide pour se l'avouer, mais qu'un jour ou l'autre, on finirait par dévoiler nos sentiments. Je la surprenais parfois, en train de m'observer, en train d'écrire, le crayon entre les doigts. Nous partagions alors un sourire complice.

Nous nous aimions en secret et, en quelque sorte, c'était parfait. Oh oui, j'étais heureux de le croire. Jusqu'au jour où j'ai ressenti le besoin de la prendre par la main, de la serrer dans mes bras, de lui faire un gros câlin.

Déterminé, j'ai saisi mes meilleurs feutres, et j'ai réalisé mon plus beau dessin. Je l'ai enroulé, parfumé et enrubanné d'un joli fil doré. En classe, Julie était assise à une table, en train de griffonner sur le papier. Je me suis approché d'elle pour lui donner ce morceau de mon âme que j'avais mis plusieurs heures à confectionner. Je me suis penché sur ses mots, et c'est la première fois que mon cœur s'est brisé.

Ce n'était pas Jules qui était écrit en marge de ses pensées, mais Arthur, entouré d'un cœur rouge saillant. Arthur, le nom de mon meilleur ami.

Il n'est pas difficile d'aimer, mais être aimé, ça, c'est une autre histoire. Comme disait mon père : « les sentiments ne sont pas des pièces de monnaie. Payer de ta personne ne sera pas toujours remboursé. » C'est vrai. En offrant notre cœur à quelqu'un, nous nous attendons à obtenir le sien. Et, trop souvent, nous repartons seuls, suffoquant, avec un vide béant dans la poitrine.

Je rouvre les paupières et je passe mes doigts dans mes cheveux afin de les recoiffer. J'inspire profondément. Le mélange d'odeurs qui traverse mes narines me fait grimacer – un brassage de chaussettes sales, de transpiration et de détergent au pamplemousse. Je jette un rapide coup d'œil dans le tram. Une avalanche de dates tombe dans ma tête. Je ne parviens pas à en saisir le moindre flocon. Tant mieux.

Toutes les personnes autour de moi ont le nez collé sur leur smartphone. Je me sens mal à l'aise. Je suis le seul qui n'a pas les yeux rivés sur son écran. Suis-je normal ? Je me souviens d'une époque où les gens te regardaient de travers si tu consacrais trop de temps à ton téléphone. Aujourd'hui, tout le monde passe la plupart de son temps libre à compter les pixels, et c'est moi qui fais tache. Je me demande ce que ces étrangers peuvent penser de moi. Non. En fait, je sais ce qu'ils se disent : ce gars ne doit plus avoir de batterie sur son portable.

Ouais, c'est exactement ce qu'ils croient. Parce qu'aujourd'hui, si ton smartphone a du jus et que tu ne le tires pas de ta poche dans le bus, dans le métro ou dans le tramway, c'est que tu es un original ou un marginal.

La vérité, c'est que la réalité fout les jetons, et que la technologie est une belle porte de sortie. Personne de sensé ne voudrait vivre 24 h sur 24 dans le monde actuel. Il y a tellement de problèmes à résoudre – le réchauffement climatique, la crise économique, les maladies, les guerres, la pauvreté, la corruption... C'est un joyeux bordel. Alors dès qu'une fenêtre s'ouvre, on joint les mains et on saute dedans. Plouf. Ouais, penser à autre chose, s'épanouir dans une autre dimension, c'est une manière de fermer les yeux. Le monde brûle, et ce qui dérange les gens, c'est l'odeur de la fumée et les coupures de courant. Plus personne ne vit ici aujourd'hui, nous cherchons juste un moyen d'exister ailleurs.

Mais la réalité finit toujours par nous rattraper. Personne ne peut y échapper. Je le sais et je m'en rends compte à chaque fois que je pose mon regard sur un nouvel individu. On peut oublier tous nos problèmes, ce n'est pas pour autant qu'ils disparaissent. Non, ils demeurent tels des monstres cachés dans les abîmes de notre subconscient. Ils nous suivent comme notre ombre, attendant patiemment la plus nébuleuse des nuits pour engloutir notre être jusqu'au plus petit fragment. 

Ton papillon noirDonde viven las historias. Descúbrelo ahora