Un bon conseil

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Naola sauta sur ses pieds et s'empressa d'enfiler un pull. Elle croisa les bras sur son ventre, le regard bas. Harlem referma le soin et le fit disparaître dans sa poche. Il la toisa d'un air critique, puis sortit en lâchant un petit « Tss » agacé.

Elle resta plusieurs minutes à grincer des dents, les yeux fixés sur la porte close, figée par un sentiment amère de colère et de dégoût. Elle lui avait dit « non », elle avait clairement énoncé le fait qu'elle refusait qu'il la touche avec sa prothèse. Il aurait pu lui filer la crème et la laisser se soigner seule, mais non ! Il avait fallu qu'il lui force la main, qu'il la menace ! Le souvenir du métal contre sa peau lui colla un frisson. Elle tourna les talons, se laissa tomber sur le lit et se prit la tête entre les mains.

Ça disait vouloir aider, mais ça prenait la défense de son agresseur, l'autre méca, ce Matt, ce « pas si mauvais bougre » qui touchait la cuisse d'une gamine – sans penser à mal puisqu'il avait bu... Tant d'hypocrisie lui donnait la nausée.

L'adolescente resta deux heures à tourner en rond, enfermée dans sa chambre, à attendre que sa colère se calme et que sa peur s'apaise. Lorsqu'enfin elle se motiva à quitter de son repaire pour chercher un meilleur endroit où dormir, elle fut bien contrainte d'admettre, en passant son sac à dos, que son épaule était parfaitement guérie. Tout maladroit qu'il ait été, Harlem l'avait aidée, et cela malgré le dégoût manifeste qu'il lui inspirait. Naola soupira. Elle décida de laisser une autre chance à cet étrange barman.

C'était le début d'après-midi, il n'y avait plus aucun client dans l'établissement à part elle. Pourtant un fumet délicieux sortait des cuisines dont elle s'approcha à pas feutrés. Son petit déjeuner tardif ne datait pas de si loin, mais cette odeur lui donnait faim.

Elle jeta un œil par la porte de service et observa Harlem qui virevoltait à travers les casseroles et les fourneaux. La pièce était impeccable, propre et ordonnée. L'homme était à sa place, maître dans cette cuisine comme en son domaine, elle le voyait à chacun de ses gestes. Il respirait la passion, penché sur la marmite à l'origine d'alléchantes fragrances. Son visage n'exprimait rien de particulier, mais il dégageait quelque chose de très beau, de très avenant. Un calme serein... De la joie de vivre.

L'adolescente s'installa timidement, les coudes posés sur le passe-plat, et attendit qu'il lui accorde un peu d'attention.

Harlem, au bout de quelques minutes, lui adressa un petit signe du menton pour l'inviter à parler. Naola détourna le regard, prit une inspiration et souffla :

« Merci. Pour l'épaule.

– De rien, répondit l'autre avec un franc sourire. Elle va mieux ?

– Je ne sens plus rien.

– Parfait. »

Ils s'observèrent quelques secondes, puis Harlem se remit à la tâche. Naola hésita quelques minutes avant d'oser demander :

« T'es quoi si t'es pas un mécamage ? »

Une façon comme une autre de montrer sa reconnaissance. Harlem sourit à demi, acheva de cisailler ses carottes, puis redressa la tête vers elle.

« Je suis un webster. Enfin, j'étais...

– N'importe quoi », coupa Naola en écarquillant les yeux.

L'homme sourit, un sourire franc qui, encore une fois, contrastait avec son attitude toute en retenue. La fille le dévisagea, pas convaincue.

Les websters étaient une race que les enchanteurs employaient comme serviteurs. Des êtres dépourvus de magie, volontairement augmentés d'artefacts pour en améliorer la praticité et la servitude.

Un webster, ça dépérissait si on ne lui donnait pas d'ordre, ça dépérissait sans un sorcier pour lui recharger ses mécartifices, ça vouait sa vie à son maître...

Non, un webster indépendant, ça ne pouvait pas exister. Il lui montait un flan.

Pourtant, à mesure qu'elle l'observait, Naola commençait à en douter. Son attitude générale se rapprochait de celle de ces esclaves silencieux. Cette main qu'elle fixait à présent, en oubliant d'y mettre le dégoût habituel, pouvait être un artefact... Ce pouvait... peut-être... être un outil de webster.

« N'importe quoi, répéta-t-elle. Si tu étais un webster, le ménage serait bien fait ici. »

En le disant, elle se rendit compte à quel point ce commentaire était désobligeant, mais Harlem ne fit qu'en rire.

« Au contraire. Je me suis affranchi, ça n'est pas pour me retrouver à faire la même chose pour cette dragonne d'Igniire !

– Comment est-ce que tu fais pour bouger ? » demanda Naola.

L'idée faisait son chemin, sa curiosité reprenait le dessus. Sans sorcier à proximité, il ne devait pas pouvoir recharger ses mécartifices. Elle ne savait rien de ces êtres, mais les mécaniques pouvaient tomber en panne ou se bloquer si elles manquaient de magie. Harlem risquait tout simplement de perdre l'usage de ses prothèses.

« Igniire a ses fournisseurs...

– C'est une webster, elle aussi ?

– Non ! s'amusa-t-il. Non ! Une ancienne mercenaire qui a perdu quelques membres au combat et les a naturellement remplacés par des mécartifices...

– Naturellement », grogna Naola avec une grimace dégoûtée.

Harlem la toisa quelques secondes, puis soupira. Il baissa les yeux vers sa préparation, attrapa un énorme oignon qu'il entreprit d'émincer consciencieusement.

« Tu es pleine d'a priori, petite, lâcha-t-il sans la regarder. Je ne sais pas d'où tu viens ni où tu vas, mais si tu as atterri dans le quartier, c'est pas parce que tu t'es perdue. Tu te caches. C'est ton problème et personne ici ne te demandera quoi que ce soit. Mais si tu veux éviter de te faire tabasser comme hier, un conseil... fais quelques concessions avec tes préjugés. Sinon, ça te retombera sur le coin de la figure... au sens propre. »

Le webster, sur ces mots, se détourna pour déverser ses légumes dans une énorme marmite au fond du réduit qui servait de cuisine. Naola observa son dos un moment avant de comprendre qu'il venait de mettre fin à leur conversation. Désœuvrée, elle s'installa à une table, dans la salle, et sortit un mnémotique de son sac.

« Elle va consommer quelque chose, la petite prude ? » fit la voix grasse d'Igniire derrière elle.

Naola, brutalement tirée de ses pensées, sursauta. Prise au dépourvu, elle hocha négativement la tête.

« Bon alors dégage de là... On a autre chose à foutre que de t'avoir dans les pattes. Si tu veux rester là, tu paies ta conso. Sinon, bon vent.

– Je, je... », bégaya Naola en se levant.

La patronne lui faisait peur, mais elle s'habituait à ce sentiment. Elle se redressa, posa ses deux pieds bien au sol et se tourna vers la grande femme.

« Je cherche un emploi. Je voudrais travailler ici », articula-t-elle distinctement et avec une assurance qui la fit se sentir fière d'elle.

La tenancière parut surprise, l'espace d'une minuscule seconde.

« J'embauche pas. Et si j'embauchais, j'voudrais pas d'une petite gourde comme toi. »

Cela fit l'effet d'une douche froide à l'adolescente, qui se décomposa. La femme eut un sourire narquois, à la limite de la méchanceté. Naola serra les dents avant de se détourner et de sortir en claquant la porte.

« T'abuses, Igniire, reprocha Harlem à travers le passe-plat.

– T'déconnes. Elle se s'rait fait lyncher ici. C'mieux qu'elle se barre.

– Non. T'abuses parce qu'elle payait sa chambre. On n'a pas vraiment les moyens de mettre un client dehors... », répondit le barman avec une expression taquine.

Igniire partit d'un rire gargantuesque et se pencha vers le passe-plat. Si elle y glissait autre chose que sa tête, elle y resterait coincée. L'ancien Webster se courba pour l'embrasser, tendre. Elle lui sourit et se redressa en riant de plus belle.

« Par Merlin ! Tu lui as quand même fait raquer treize dens ! »

Bienvenue au Mordret's Pub - Tome 1Where stories live. Discover now