CUT THE CORD - Phaenomene

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"Je vous parle d'un temps

Que les moins de vingt ans

Ne peuvent pas connaître..."

Ou quelques mois. Ou quelques jours. Quelques heures aussi, parfois. Ca dépend. De son humeur. De ce qu'elle fait. Des garçons qui s'enchaînent, des soirées passées avec eux, avec elles, avec tout le monde. Des bribes qu'elle accepte de lâcher, comme on raconte une histoire, une anecdote, là ou sur la terrasse d'un café. De si elle s'en rend malade malade malade - ou non. Elle rit fort, parle beaucoup. Essaie de croire que déverser le container empêchera celui-ci de déborder. Ce n'est pas tout à fait faux, même si c'est surtout un prétexte. Une conviction plissée d'excuses. Elle est bizarre, étrange, on dirait un animal alien - ils acquiescent. Elle tient sa bière entre ses deux mains et elle boit, les yeux grands ouverts. Dans une alerte cotonneuse. Volontairement annihilante et trop éveillée.

Phaenomene vit la nuit. Et au matin, elle laisse son nœud de veines, de muscles, de tendons, de chair gorgée de sang pulser pour elle, sous elle, en elle. Elle inspire, expire, recommence. Dans la cour de l'école, on la voit qui arrive en retard et sans hâte; empressée mais détendue; un peu déboussolée et malgré ça déterminée. Le pas ferme, le port altier, le mouvement leste. En dépit de quelques dépits. Pour se moquer, ses professeurs disent qu'il n'y a que les génies qui se permettent de tels écarts, une telle attitude. Salue d'un rictus, retourne dans l'amphi. Après tout. Pourquoi pas. Pourquoi ça. L'irritation est mauvaise, elle vous brouille les sens de manière abstraite, ridicule. On se perd. Elle ne s'y appesantit pas trop. Par précaution, sans doute. L'abstention est sa porte de sortie salvatrice. Elle s'en persuade et en persuade les autres.

Dans son appartement, elle a laissé, une fois encore, les fenêtres grandes ouvertes; sans se soucier du vent qui claque le carreau ou les voleurs-acrobates qui s'aventureraient sous le coup de la curiosité. Depuis la rue, le quatrième étage s'affiche, le linge danse - par terre, sur le balcon, sur cette armoire timide qui se laisse entr'apercevoir dans la pénombre de la chambre. L'odeur du dernier mec qu'elle a ramené hier soir colle encore aux draps emmêlés. Elle survit comme ça, depuis qu'elle est arrivée à Paris pour ses études supérieures, il y a trois ans. Pour échapper à l'ambiance toxique qui régnait autour d'elle un peu également. De ces relations qu'elle n'avait pas choisi et qu'elle désirait oublier, effacer, pour recommencer un nouveau dessin, à coups de repentis plus ardus et violents.

Et parce qu'elle craint à la fois de tout perdre, épars sur une commode, elle a entassé pêle-mêle son amas de souvenirs, de reliques du passé, de ce qu'elle s'efforce de quitter sans regrets. D'abandonner sans plus de préoccupation. Mais si on peut se cacher de tous, on ne peut pas forcément se soustraire de tout.

Alors les cassettes et leurs bandes brunes traînent. Trônent. Rebelles ou penaudes. Attendant qu'à un souper-régime dernier, Phae se défasse de son masque détaché et insouciant pour céder - les mains pâles et les lèvres froides, les épaules tremblantes et les paupières battantes, pour glisser une des tablettes dans le vieux magnétophone échoué près du transistor, au pied du dressing désordonné. Pour écouter ces bribes de messages à elle-même. Ces bribes sauvegardées de conversations au téléphone avec sa mère. Avec son père. Ou de détourner les yeux de l'écran de l'antique poste de télévision qui ne sert plus qu'à ces VHS enregistrées, ces films de vacances, ces vidéos témoignages d'un construction mi-chaotique mi-commune. Elle ne sait pas très bien. Au fond d'un tiroir , elle a enfermé un monceau de lettres, ficelées d'un cordon de lin qu'elle dénoue fébrilement. Pour lire. Relire. S'endormir sans dormir. Fixer le cellier. A ne plus pouvoir. A ne plus rien voir. Jusqu'à ce qu'elle apprenne. Jusqu'à ce que l'abrutissement des sens la prenne.

Les partitions éparsesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant