"[...] ORANGE IN THE EVENING." - Sully #1

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21:00.

Derrière la porte, la cacophonie s'arrêta net et un tonnerre de cris se fit entendre. On imaginait nettement les coupes de champagne levées, les coiffures déjà échevelées, et les masques remonter subrepticement sous les sourires de rapaces qui se dessinaient. La voix grave et pincée de son voisin s'entendit dans un écho inintelligible et tandis que les rires polis ponctuaient son discours, on remonta le son de la chaîne hi-fi, dans une pression lente et artificielle qui ne faisait que souligner l'aspect sordide de la fête qui se profilait. Rapidement, tout ne fut plus que notes sirupeuses et jeu de rôle composé essentiellement d'onomatopées.


Avec précaution, Sully enfonça les deux écouteurs dans ses oreilles et poussa au maximum le volume de son MP3.
Les premières mesures du thème principal de Requiem for a Dream lui firent lâcher un soupir de soulagement.

En d'autres temps, il aurait apprécié avoir une journée de congé tombée de nulle part. Il aurait même planifié une tonne de trucs à faire, une to-do-list irréalisable mais motivante. Il aurait pu en profiter pour voir Suzie aussi, et lui demander de l'aide en français, seconde langue dont les cours lui paraissaient à présent lointains et gâchés. A l'époque, il avait des rêves de célébrité, de tour du monde, de séduction, et d'autres conneries qu'il n'était plus capable de nommer. Finalement, rien ne lui avait servi ni ne lui servait aujourd'hui et il ne pouvait plus que se morfondre avec une partouze d'une sophistication des plus triviales en fond sonore. Clairement, rien des bonnes et dociles choses auxquelles il avait jusque-là accepté de se prêter ne lui avaient rendu quelque faveur sur son karma.

Alors voilà à quoi il en était réduit: passer une journée entière sur sa couche, à enchaîner clope sur clope, faire tomber de la cendre brûlante sur les draps déjà miteux, sans trouver l'énergie d'être un tant soit peu productif.

Ce matin, en arrivant au restaurant, il avait trouvé le grillage baissé, et une unique lumière dans la cuisine. Frika, une jeune femme de vingt-cinq ans chargée du service en salle l'avait accueilli, en tenue ordinaire et queue de cheval en bataille, une Lucky Strike au bout des lèvres. Elle lui avait tendu le paquet, l'invitant à se joindre à elle. Il avait refusé: cigarette au petit matin, mauvais départ jusqu'au lendemain. Elle avait haussé le sourcil et il avait dû reconnaître qu'il venait d'inventer ce dicton. Bah de toute manière, il le pensait vraiment. Et puis, avait-elle ajouté, tu n'as pas tort, Tonio a fait un malaise, on a dû appeler les secours, l'hôpital et toute la clique. En attente de nouvelles, il allait falloir renoncer à ouvrir pour cette fois. Sully avait donc acquiescé, inquiet mais n'osant pas insister. Frika n'avait rien appelant à la sociabilité et même si aucun ne nourrissait d'animosité envers l'autre, il préférait éviter de la déranger. Il percevait une force en elle dont il se sentait totalement démuni.

Depuis huit heures, donc, il flottait esseulé entre le paysage de son plafonnier et celui de son bureau. Il avait bien tenté de crayonner quelques cases de BD mais le sort de Tonio le taraudait trop, en plus mêlé aux divers sujets de préoccupations qui pouvaient lui bouffer l'esprit - entre autres la question de sa famille. Il aurait donné n'importe quoi pour serrer Petra dans ses bras et s'excuser auprès de Laurette et Jan de son irresponsabilité des derniers mois. Il voulait aussi montrer à sa mère qu'il était capable de gagner des sous et pas seulement jouer au voyou.

Le bourdon commençait à se faire trop important et Sully prit enfin le parti de se redresser, décidé à sortir. Ca n'allait pas. Et si ça n'allait pas à l'intérieur, peut-être que ça irait mieux de ne pas aller mais à l'extérieur. Il n'y avait pas beaucoup de logique dans cette réflexion mais l'excuse était excellente: sa musique avait cessé, l'appareil menaçant de s'éteindre faute de batterie. De ce fait, plus rien ne lui permettait de faire abstraction des activités se déroulant de l'autre côté du couloir. Roulant sur le flanc à la recherche de ses chaussures, le garçon eut tôt fait de rabattre sa capuche sur son crâne et claquer son battant.

Il faisait tard et les rues, bien qu'encore encombrées, ne faisaient pas spécialement mine de se désemplir. Il décida de marcher au hasard, s'autorisant à découvrir de nouveaux escaliers et de nouvelles échoppes de fast-food. Tout était à la fois familier et distant, une sorte de songe éveillé et cotonneux dont il ne parviendrait pas à s'extirper. Les mains plongées dans ses poches, il tritura ce qui se glissait sous ses doigts, des vestiges d'un temps passé qu'il s'efforçait à présent d'oublier, et le réconfortant stylo qui traînait toujours au cas où.
Le nez en l'air et la tête un peu engourdie, il enchaînait les immeuble, les tags, les caniveaux débordants et tout le décor habituel. Ce qu'il y a de plaisant à détroit, c'est que c'est trop moche pour faire carton-pâte. Au détour d'une ruelle, il y a cette grande vitrine qui affiche "FERME", un tissu blanc opacifiant le verre et son reflet épuisé, les cernes marquées, qui se renvoie à lui, comme pour le narguer.

Vaguement, il murmura que c'était n'importe quoi.

Il pestait encore, jouant avec ses mèches blanchies et abîmées, passant ses doigts, ses ongles entre les épis, lorsqu'une silhouette longiligne attira son attention. Immédiatement, il cessa ses mimiques et voulut se redonner contenance. Il n'avait pas fui ses démons à Chicago pour les réveiller ici. L'opportunité pour ces derniers, en fait, apparut vaine. En plissant les paupières jusqu'à n'avoir que deux fentes lui servant à ajuster sa vision, il pouvait presque préciser le visage absent de l'individu dans son dos. Mais il avait beau chercher, celui-ci semblait désespérément vide. Sans doute baillait-il aux corneilles... D'ailleurs, était-ce une fille ou un mec? Scruter les gens n'était pas poli mais tout étant bon pour se distraire, Sully se permit de construire bout à bout une histoire pour l'illustre inconnu, et cela débutait avec un genre, repère qui lui semblait comme un point d'honneur.
Un quart d'heure passa. Une demi-heure.

Ils devaient offrir un drôle de spectacle, lui minuscule, l'autre comme une araignée le surplombant; lui contre la devanture abandonnée, l'autre adossé contre son poteau. Il n'avait pas du le voir, dans la configuration de l'espace, et puis l'adolescent trouvait plus mesmérisant de construire sur l'abstraction, une demi-figure; sûrement.
Lumière finit par se faire lorsqu'il ne fit plus soir mais nuit profonde. A une heure si obscure, il ne lui restait plus qu'une raison pour être dehors. Il se revoyait lui-même, comme en demande d'une dernière lueur, la dernière solution pour s'échapper et tout résoudre. Il se souvenait des planques et des rendez-vous improbables. Il se souvenait des gens, des ombres.

Chasse-les.

- T'as pas froid comme ça?

Finalement, c'était un type.

- C'est de la merde, tu sais. Tu vivras mieux sans. Parole d'ami.

Ils n'étaient pas du tout amis, et ça ne lui ressemblait pas de faire charité de conversation. Il n'avait pas non plus envie de s'approcher ou lui taper la bise. Comment les Français faisaient ça, au fait? Au vu du spasme qui agita le corps de son antagoniste, il n'allait pas être plus disposé à partager une intimité. Surgir et parler de nulle part pouvant être une explication. Mais tant qu'à faire, autant lui faire prendre son mal en patience et jouer la carte de celui qui savait où il allait.

- Un bonbon?

Les partitions éparsesWhere stories live. Discover now