ENTRE LES 0 ET LES 1 - Niko

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"Niko, ça s'écrit comment?"

"Niko, ça s'écrit pas."

Niko, ce sont juste quatre traits secs et sans sens, un peu trop brusques et un peu trop tristes. Niko, c'est suffisant, ça s'arrête là et il n'y a pas de questions sans fin et sans tact, auxquelles personne n'a envie de répondre, surtout pas lui ─ Enfin, elle... Enfin, "eux". Eux. Niko, c'est le petit oiseau qui se débat, dans les méandres toxiques de la ville et des gens.

On se débrouille avec ce qu'on a, pour survivre.

                                                                                           ***

Le rose, ça fait pédé. Et le bleu, c'est viril. C'est ce qu'on lui a dit, à l'école, au collège, au lycée, à l'université. Les filles d'un côté, les garçons de l'autre, et ça ne se mélange pas. Nul ne prend jamais la peine d'expliquer ce qu'on sous-entend par "ça" mais l'expression en elle-même est équivoque. C'est dégradant d'être féminin. C'est le sexe faible. Alors les enfants jouent séparément et chacun se jette des regards en biais en restant à sa place.

Penser à l'inverse ne serait que pour choquer; ce serait dérangeant.

                                                                                           ***

- Niko, mon chéri, pourquoi tu ne me laisses plus rentrer dans ta chambre ?

- Ca te regarde pas. C'est chez moi.

- Oui mais ̶ ...

- Tout est rangé, alors tu n'as pas à t'en faire..

Maman, maman, ton fils fait sa crise d'adolescence, ça va passer, ça arrive à tous les enfants, c'est parce qu'il grandit, tu sais. Tu ne devrais pas t'inquiéter. Maman, laisse-le faire sa vie, et si un jour il descend avec les cheveux teintés, et des boucles d'oreilles dorées, dis-toi que ce n'est pas grave, c'est juste une phase, il a envie d'expérimenter.

Derrière la lucarne au premier, les lumières restent obstinément éteintes. Au mieux, les rideaux n'ont été que tirés.

                                                                                         ***

- Monsieur, vous devriez arrêter de panser votre sexe, c'est mauvais pour votre corps, et pour vous en général. Qu'essayez-vous de faire, au juste? C'est une forme d'extase?

- ...

- Pardon...? Pourriez-vous répéter à voix haute, s'il vous plaît ?

- ... C'est "Mademoiselle", pas "Monsieur".

Il faudrait une censure visuelle à déclenchement automatique, qu'on placerait où on voudrait, qu'on choisirait d'activer sur des situations sélectionnées. La figure du médecin, elle pourrait presque être comique, dans le leitmotiv auquel elle répond. C'est un enchaînement qu'ils commencent à connaître par cœur, tant on le leur sert, à chaque fois qu'ils décident de mettre une robe, ou du maquillage, ou juste de jouer les maniérés.

Oui, sur le papier, la petite case "mâle" est toujours cochée, et la case "femelle" demeure vierge, presqu'invisible.

Ou trop visible. Ca dépend de qui s'y penche.

Avec amertume, Niko se disent qu'il manque deux autres choix, et que cette putain de société est trop conservatrice pour écouter leurs voix.

Pour le moment, de Niko ou Niko, l'un n'existe pas.

                                                                                            ***

- Niko, je sors avec qui exactement?

La question est aussi aride qu'acide, et les yeux clairs de Mari sont presqu'accusateurs. Presque, parce qu'avec, il y a deux autres lueurs, toutes petites. Une touche de pitié et une touche d'incompréhension. Les deux font mal. Horriblement mal. De toute manière, ils sont tous comme ça. Pas comme si c'était nouveau.

Une claque n'aurait pas eu moins d'effet.

- Je...

Ils ne devraient pas avoir à se justifier.

Il.

Aujourd'hui est un jour bleu.

- C'est bien ton genre, de t'esquiver, hein. Pauvre type.

Genre. Type. Comment ça pourrait lui correspondre? "Leur", ils se corrigent machinalement. Même dire "je", est compliqué. Dans le creux de l'estomac, l'angoisse tord les tripes et rugissent des insultes. Si seulement ils n'étaient pas trente-six mille dans sa tête. Enfin non, ils ne sont que deux. Ou un. Mais c'est déjà trop, lorsque depuis tout petit, on a appris que le binaire ne pouvait pas être impair.

Devant la petite silhouette qui s'éloigne, Niko commence à additionner des nouveaux points d'interrogation.

                                                                                         ***

Il va encore falloir faire le tri.

Un sac, deux sacs, trois sacs, dix-neuf ans de sa vie qu'il fout à la benne. Il exagère, bien sûr, il y a des trucs qu'elle n'a jamais connu, qui datent d'avant, quand le bizarre ne paraissait pas encore anormal. D'autres machins qui sont dans la cave et auxquels sa mère s'accroche désespérément. Personne n'ira les lui arracher, la cruauté n'est pas un but en soi. La cruauté arrive au dépourvu, la plupart du temps. C'est ce qu'ils ont appris. Ce qu'on leurs a appris.

Méticuleusement, ils balancent dans une poubelle puis la suivante, ces objets ou vêtements qui ont essayé de lui placardé une définition, alors qu'ils n'avaient à attendre qu'une personnalité. Niko a toujours été Niko. Qui que soit Niko.

Par habitude, ils utilisent encore le pluriel, qui s'est instauré un peu par facilité, aussi ironique que ce soit. Et puis le nihilisme, c'est pas trop la bonne came non plus, alors la convenance doit bien se trouver quelque part.

Ca fait quelques mois, maintenant, que le ciel a consenti à s'éclaircir pour laisser un peu de répit à l'esprit. Ils ont réussi à établir une certaine balance, à appréhender la situation sans se dire éternellement qu'ils sont des monstres, à défaut d'être humain. Ca rentre doucement, même si les vieux réflexes sont encore là et qu'il faut encore éviter de trop ciller à chaque nouvelle rencontre, quitte à démontrer par A+B ce qu'ils sont, précisément.

Malgré tout, Niko ne désespère pas et répète, avec patience, ce qu'eux-mêmes sont parvenus à apaiser.

Au fond, il ne suffit que d'une condition. Accepter.

Ca paraît faisable.

                                                                                          ***

- "Niko", ça s'écrit comment?

La pièce est petite, sobre, avec une plante qui fait décoration. A ses pieds, le tapis n'a pas l'air de tenir concrètement chaud; pourtant la moquette est entretenue avec tellement de soin, qu'ils se disent qu'elle doit avoir une sorte de pouvoir spécial, une aura ou à peu près pareil. Ca semble le style de la maison. Ca dit ou rien. Pour rien.

Dehors, il y a encore du vent, il fait frais et même les moineaux éprouvent le besoin de se caler plus confortablement dans leur nid.

Ils sourient, un peu.

La feuille devant eux est une tache blanche presqu'immaculée sur le bois sombre de la table. Il y a quelques lignes, pour remplir le formulaire d'admission. Officiellement.

- En katakana.

Derrière les incontournables "Homme" et "Femme", ils marquent fermement la croix à "Autre".


Les partitions éparsesWhere stories live. Discover now