PART THREE: ─ H AL F T O W H O L E

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Le sol détrempé fait couiner les semelles caoutchouteuses, et un peu d'eau s'infiltre sournoisement par les trous des baskets usées. Dans les mares qui s'étendent depuis les caniveaux bouchés par endroits, les lumières bariolées des enseignes se mêlent aux reflets des phares des voitures filantes, les seules étoiles d'une nuit assombrie par l'ombre des hauts gratte-ciel. Au détour d'un passage piéton, zébré par la boue des chantiers alentours et la pollution lourde qui se dépose, compacte, sur le macadam, les pneus sont des rouleaux compresseurs bruts qui vous éclaboussent ou vous renversent.

Le tumulte ambiant gronde en une sourdine ponctuée de marteau piqueur déchaîné, de touristes chinois qui alimentent les rues de chingchangchong, ou de sirènes stridentes déchirant le rythme allant des boulevards. De part et d'autres, on court, on tourne la tête à gauche, à droite, en haut puis en bas, pour mieux se décrocher les cervicales.

Et sa silhouette immobile, frêle. On dirait un petit enfant, perdu. On pourrait le héler, le ramener en le prenant par la main et par les mots, s'il n'y avait pas ces deux obsidiennes perçantes et dures comme un mur obstiné qui se dresse au moindre contact.

Il serre les poings, rentre les poignets, cache ses bras dans des manches que la pluie mouille également. On peut lire dans son corps qui se tend une violence muette, tremblotante, une corde d'arc, pour trancher la gorge et lâcher une flèche, la douleur poignardant les spectateurs malencontreux. Ne me regarde pas, bouge de là, va-t-en.

On croirait entendre une chanson de Fauve.

Sully-chan, il n'est plus. Sully, Sally.

Sully.

Elle est loin, maintenant, la petite fille. Il l'a poussée, tout au fond, tout au fond, et elle a crié, s'est débattu. A perdu, capitulé. Abandonné.

Pardon Sally.

Pardon Sally. Et Sully.

You have one event today:

>> Happy Birthday Petra.

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La barre de texte clignote. Un, deux, un deux, un d-...

Petra a 10 ans. Et il n'est pas là.

Il n'y a plus personne.

Ni à l'école, ni dans la mezzanine, ni sur le balcon. Ca fait un moment déjà, en fait, qu'il n'y a plus personne, plus lui, ni elle, ni eux, ni les jours qu'ils notaient sur un calendrier pour se donner du courage à travers des projets. Un jour, d'ailleurs, l'éphéméride a été arraché et placé dans la corbeille, parce qu'aucun ne voulait plus voir le temps qui s'écoule.

Son horloge s'est arrêtée, et dans la vie qui continue, il a pris du retard, s'est éloigné. C'était trop de gâchis, plus qu'il ne pouvait accepter de reprendre, parce qu'au bout d'un moment, ça pesait trop lourd sur les épaules et la poitrine.

Dingding

- Bonjour monsieur, excusez-moi, vous ne chercheriez pas un apprenti par hasard? Je peux tout faire, enfin, je peux essayer.

Peut-être que Matthias a enfin pu trouver une maîtresse capable de comprendre à quel point il est spécial. Peut-être que Suzie pourra se reposer un peu et cessera de s'angoisser. Puisque dans ses courriers alambiqués, elle noie ses doutes dans l'encre qu'elle écrase de sa plume comme on enfonce les ongles dans les paumes en espérant trouver quelque chose en laquelle se raccrocher.

On ne lui pose pas beaucoup de questions, et la femme du chef a un visage bienveillant, un peu taillé par la rudesse de la tâche qui l'aide à vivre. Elle lui offre une pomme et son réflexe premier, sitôt embauché, c'est de le mener à la douche. Le jet est brûlant contre sa peau et tandis qu'il s'arrose et se frictionne, il retrouve un instant une sensation douce et nostalgique, une accalmie dans un orage qui ne finit plus de battre à l'intérieur de lui. Il pense aux constellations et à ses tableaux dans le liquide grisâtre qui s'écoule entre ses orteils et caresse de la planche des pieds l'émail froid qui se réchauffe sous sa présence. Il oublie le temps.

Laurette, Jan. Ils ont tellement grandi, finalement, dans un sens meilleur que le sien, il tente de s'en convaincre, en sachant pertinemment que c'est plus compliqué que ça. Que les gens sont pleins même si ce ne sont que des vitrines que ses yeux perçoivent.

Sullivan ferme le robinet et la tête enfouie entre mèches décolorées et serviette-éponge, il frissonne sous la brise du soir qui s'infiltre par la lucarne de la salle de bain.

Loin de Chicago, peut-être peut-il enfin commencer à se sentir entier.

Pourvu qu'ils aient lu ma lettre.


Les partitions éparsesWhere stories live. Discover now