1. une hirondelle dans un bain de sang

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JAKE.

« Tu veux quoi, poulette ? Questionne Isaac en fronçant les sourcils.
-Laisse, Isaac, lui dis-je en le poussant légèrement par l'épaule. »

Je jette un rapide coup d'œil à Lochan. Il est dans la position que nous avions tous jusqu'à l'arrivée de cette fille, avachi contre une marche de perron, la clope au bec, bloquant l'accès si un quelconque propriétaire désirait entrer. Lochan est le seul assis désormais. Il semble fixer celle qui vient de perturber notre moment de tranquillité. Je décide de me retourner aussi, pour le suivre dans ses mouvements. Je ne lui accorde qu'un bref regard, Isaac a décidé d'être un peu emmerdant aujourd'hui.

« Tu n'sais pas parler ? Pourquoi tu restes plantée devant nous ? »

Je soupire, et retourne m'asseoir à côté de Lochan. Il vient de finir de rouler sa troisième clope, je la prends naturellement et la coince entre mes lèvres. Lorsque je me munis de mon briquet, j'entends une petite voix tremblante retentir :

« J'ai... Je dois, demander quelque chose à Jake Gross. »

L'entente de mon nom m'empêche d'allumer ce que je désire à cet instant précis, et cela m'agace vraiment. J'essaie d'ignorer pendant une fraction de seconde l'action pour l'allumer, mais le dinosaure handicapé qui me sert de compagnon en décide autrement.

« Tu lui veux quoi, petite ? S'exclame Isaac en se rapprochant un peu. »

J'ai peine à la voir, elle est petite, c'est vrai. Isaac crache. Je ne peux m'empêcher de le regarder avec un sourire en coin, pourtant, le petit numéro d'Isaac qui tente de l'effrayer me met un peu en rogne. Comme si l'hétérochromie n'était pas assez effrayant au sein du Lycée.
En fait, on devait se trouver à quelques pas du lycée, et cette fille m'avait probablement suivie après les cours. J'ai déjà vu son visage de nombreuses fois. Elle est au lycée, peut-être dans ma classe en allemand.

Le vent soufflait fort contre sa robe qui formait de petites vagues, nous laissant apercevoir sa culotte rose pâle. Je surprends Isaac se mordre la lèvre, et je glousse subitement. Tous les regards se posent sur moi, même celui vert olive de Lochan, totalement absent de la situation jusque-là. Je suis étrangement dérangé de ne pas avoir allumé ma cigarette, qui repose sur mes lèvres depuis je ne sais combien de temps. Je réalise donc une concession, et décide de la garder entre mes doigts pendant que je me concentre à formuler quelque chose de concis.

« Donne-moi ton nom, et ce que je peux faire pour toi, répondis-je en coupant la lancée d'Isaac.
-Aveline, j'aimerais faire un devoir sur toi, s'exclame-t-elle presque instantanément. »

J'entends le rire d'Isaac, et je suis trop pris au dépourvu pour le rejoindre. Il me donne une tape sur l'épaule, pendant que je fronce les sourcils.

« Charmant, tu es un sujet petit Jake, ajoute Isaac. »

Je grogne, et ne souhaite absolument pas continuer cette conversation.

« Passe ton chemin, je ne peux pas t'aider. »

Elle semble un peu désemparée, mais ne dit rien. J'ai envie de regarder et détailler son visage, mais c'est à ce moment qu'elle décide de nous quitter. Je hausse les épaules, et profite enfin du moment où je peux allumer cette foutue clope, le sourire aux lèvres. Quelques instants après, Isaac décide de retourner en cours, pour ne pas manquer trop d'heures. Il nous arrive souvent d'arriver en retard, la principale cause étant de retrouver Lochan et Lyderic pendant nos pauses. Lochan et Lyd ne vont plus en cours, ils passent leurs temps à fumer, ou retrouver leurs planches pour skater toute la journée.

Aujourd'hui, Lyd est malade. Son petit frère, Lochan, l'a laissé pour venir nous voir un moment. Je le soupçonne de dealer dans le coin, mais Isaac n'est pas du même avis. Au lycée, je ne traîne qu'avec Isaac. Je n'ai besoin que de lui pour passer d'un cours à un autre, manger, et fumer. On n'appartient pas vraiment à une « catégorie », je ne pense pas qu'on soit étiqueté. Enfin, si on l'était, ce serait plutôt négativement parlant comme le groupe des unclean « défoncés », une connerie du genre. Cela m'est égal, je n'ai plus qu'une année avant de quitter cet établissement rempli de puceaux corrompu par l'industrie technologique qui s'accapare de nos vies sous des noms, des réseaux, que chacun d'entre nous connaît parfaitement.


Isaac, est en réalité tout mon opposé. Physiquement et mentalement. Tignasse blonde épatante, boucles qui retombent sur son visage, yeux gris, et un sourire qui lui offre beaucoup de privilèges. Il aime beaucoup le sexe, il aime trop le sexe. Pour Isaac, en parler, c'est aussi naturel que prendre un café serré le matin. J'ai tendance à exagérer parfois, on n'est pas si invisible que ça. C'est d'ailleurs ce que je supporte le moins, l'intérêt. Isaac est beau garçon, et je ne me plaindrais jamais de mon physique. Juste de mes yeux.

J'ai rencontré Isaac quand nous étions petits, il habitait dans mon quartier et s'amusait à exploser des pétards dans des boîtes aux lettres. Au départ, on ne s'entendait pas très bien. Il s'était joint au groupe d'idiots qui me bassinaient avec la couleur de mes yeux, et me donnaient des surnoms idiots. C'est toujours d'actualité. J'ai une certaine fierté à être défini comme le « diable » ; il m'arrive souvent de jouer de ce caractéristique physique pour être peinard. Gross, étymologiquement, signifiait : « Homme grand », et c'était étrangement un euphémisme et une coïncidence pour ma part, qui favorisait aussi la peur qu'éprouvaient ceux qui me rencontraient.

Lochan et Lyderic étaient les "frères fous", ils harcelaient les professeurs. J'ai toujours compris que c'était parce qu'ils détestaient l'autorité, mais ils ne l'admettront probablement jamais. Beaucoup trop de coups de poings offerts pour aborder ce sujet. Avec le temps, Lochan est devenu plus calme, et se mettait à tenir des monologues philosophiques. Je ne sais plus ce qui était le plus drôle entre ce changement de comportement, et le visage d'Isaac en pleine décomposition.

On s'est tous suivi au niveau scolaire durant des années, et je n'ai jamais eu besoin de me lier d'amitié avec d'autres abrutis. Isaac, Lochan et Lyderic étaient déjà insupportablement suffisants.


Je ressentis une douleur au niveau de mon épaule gauche, et j'ai instinctivement juré. C'était Isaac qui me faisait signe de regarder devant moi. J'ai mis un certain temps à assimiler son geste et ce qu'il voulait me montrer. C'était la fille de tout à l'heure, son nom m'échappait. Elle lisait discrètement son livre, je ne la voyais que de dos. Je remarquais que sa queue de cheval était un peu défaite, et que ses cheveux châtains s'arrêtaient au milieu de son dos. Après un moment que je considérais comme long, je détournais le regard. Je n'aimais pas fixer les personnes, et je venais de fixer une personne de dos. Je souris face à ma réflexion, quelle genre de gars suis-je pour tenir une réflexion pareille. Isaac s'est mit à colorier sa feuille, je crois qu'on doit la rendre, mais décide de laisser son côté artistique s'étaler librement sur sa feuille.

Lorsque je vois pour la seconde fois de la journée cette fille, je me souviens de son nom. Elle est tenace, ce qui est en parfait désaccord avec son comportement de fille coincée. Je me permets de la juger, elle n'est en rien différente des autres. Elle est comme toutes les autres.

Cette fille se plante devant mon bureau, pendant que tout le monde commence à ranger ses affaires. Elle s'était positionnée là deux secondes avant la sonnerie.

« Je n'ai que quelques questions à te poser, ce ne sera pas long. J'ai pour projet en sciences de travailler sur les pigmentations, et les multitudes de couleurs des iris en anatomie. Tu es la seule personne que je connaisse qui est...

-Nous ne nous connaissons pas, la coupais-je froidement. »

Elle plonge son regard bleuté sur le cahier que je m'apprêtais à prendre, et me devance en le rangeant rapidement dans son sac. Surpris, je lève les yeux. Elle n'est pas incroyablement belle, mais son visage ressemble à un visage de bébé. Je sais que je la perturbe et lui fait de l'effet, elle rougit brusquement.

« J'ai besoin d'une bonne note en sciences, c'est la seule matière qui me pose problème, dit-elle. »

Je sens qu'elle me supplie, sa voix n'a plus autant d'assurance qu'au début : elle est faible. Je réfléchis un moment, et me rappelle que cette idiote m'a prit une chose qui m'appartenait.

« Mon cahier, ordonnais-je.

-Mon devoir, renchérit-elle. »





HétérochromieWhere stories live. Discover now