Olivier

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  À un an, j'ai atterri chez Jeanne et André, une jeune fantaisiste dont les coiffures varient au fil des semaines et un entrepreneur expérimenté qui a fini par être chef d'une petite entreprise.

  Ils ont toujours été très originaux, c'est sans doute pour cette raison que leur choix s'est tourné vers moi, un p'tit coréen aux yeux de jais et au teint diaphane qui pouvait à peine aligner deux mots de français. Ils me racontent souvent que lorsqu'ils m'ont vu, ils ont tout de suite su que j'étais l'enfant « qu'il leur fallait ». Si vous voulez mon avis, ils ne font pas la différence entre adopter un enfant et acheter un chiot. Ils ont finalement décidé, après plusieurs jours d'hésitation, de m'affubler du nom d'Olivier, qui, d'après eux s'accorde parfaitement avec ma "mine boudeuse" et mes cheveux noirs soigneusement ébouriffés.

  Depuis ma plus tendre enfance, on habite donc la rue Soufflot, au premier étage de la résidence Condé, où seuls les plus fortunés du coin peuvent se permettre de loger. C'est ici que j'ai appris à marcher, à formuler mes premiers mots non sans peine, à gribouiller sur le mur du salon des phrases bourrées de fautes et à lire grâce à David, le fêtard incontesté du dernier étage, qui malgré les apparences est l'un de mes plus proches amis.

Jeanne travaille au rez-de-chaussée, dans un petit espace qui lui sert de salon de coiffure, auquel on peut accéder dès que nous entrons dans la résidence, après que notre regard se soit posé sur ce vase sombre où une fleur semble s'être épanouie. J'ai toujours été le cobaye de ses expériences ratées jusqu'au jour où j'ai fini avec les cheveux violets la veille du brevet. Quant à André, il n'est jamais présent à la maison depuis le vif succès de sa société mais prend le temps de me commander des vêtements à un tailleur réputé de Paris. On m'a donc refourgué le titre officiel de baby-sitter de leur fille biologique Alice. De toute manière, en quinze ans, je ne me suis jamais considéré comme membre à part entière des Bovier, et la plupart des gens du lycée me prennent pour un mec sans personnalité sur qui on peut compter pour un devoir de Sciences à rendre pour le lendemain.

  Après le lycée, je rentre souvent avec Mickaël, un mec tout souriant quelle que soit la situation et tellement insouciant que ça m'énerve parfois. On croise parfois l'autre punk de l'étage du dessus, une cigarette à la main, un casque sur sa tête dont la musique doit lui vriller le crâne. Une mèche de cheveux rouge se distingue du reste de sa tignasse brune hirsute et j'ai toujours voulu lui demander si c'était Jeanne qui l'avait coiffé pour que ce soit aussi raté.

Je les ai toujours jalousés, eux, choyés par leurs parents et grands-parents, eux dont l'avenir brillait sûrement déjà. Je n'ai jamais su quoi faire de ma vie, ni jamais su différencier les années qui passent, toujours aussi semblables des précédentes, Jeanne changeant de couleur de cheveux chaque semaine et André s'exclamant sur une nouvelle affaire du siècle chaque mois.

  Rien qu'à me regarder, on semble lire en moi comme dans un livre ouvert, pourtant, j'ai un secret.

Les Larmes de l'IkebanaWhere stories live. Discover now