Beth

12 2 1
                                    

David vient de raccrocher. Il organise encore une fête, pour présenter une amie ou un truc du genre. C'est encore à moi d'aller chercher sa came pour que ce fils à papa puisse soulever ses dames. J'peux pas sortir, sinon j'aurai pas laissé mon stock vide depuis deux jours. Mais bon, en général il paye bien, je devrais pouvoir trouver un moyen de rejoindre Gatsby sans que les bouche-trous s'en aperçoivent. Le problème, c'est que la première vocation de la Marjorie, c'est pas comptable, mais matonne. C'est plus facile de quitter ces établissements d'intellos fragiles dans lesquels ils m'ont inscrit que de s'échapper de l'appartement quand elle a décidé que je devais y rester. Heureusement pour moi, elle commence à se faire vieille, après vingt-trois heures, elle aurait du dormir tranquillement et j'aurais eu le champ libre, même si traîner dans la rue des Martyrs de nuit c'est risqué. Entre les pédos, les toxicos et les psychos, j'aurais préféré rester chez les bouche-trous pour une fois. Le réveil aurait sonné un peu avant minuit, bien emmitouflée sous ma couette rembourré, j'aurais pas eu envie de m'en extirper. Le chauffage du petit radiateur gris situé sous ma fenêtre aurait émit une douce chaleur accentuant mon sentiment de confort et de sécurité. Mais au final, comme j'suis pas une princesse j'aurais fini par bouger mon gros cul du lit, je serai sorti de ma chambre. En passant devant l'aquarium du salon, j'aurais salué Francky, cet abruti de poisson rouge, puis je me serai sans doute cogner le petit orteil dans la commode de l'entrée, et comme n'importe quel imbécile j'aurais insulté cette putain de commode alors qu'elle s'en fout. Ensuite j'aurais longtemps cherché les clefs, avant de me rendre compte qu'elles étaient déjà sur la porte. Je serais sorti et j'aurais retrouvé Gastby. Voilà ce que j'aurais fait, si ce crétin de fils à papa m'avait pas prévenu seulement quelques heures avant sa fête à la con.

Maintenant, la seule chose qui me reste à faire, c'est d'utiliser la boîte d'urgence, celle où je garde de vieilles drogues pour les occasions spéciales, comme celle-ci. Il devrait me rester un truc assez puissant pour faire dormir ou chanter Marjorie pendant un bout de temps. Ma chambre est plongée dans le noir, j'allume donc la petite lampe grise qui éclaire péniblement la salle d'une lumière blafarde, presque inquiétante. Je tire la couette aux couleurs de l'USA par-dessus les draps verts pâles que Bruno a choisi pour moi. Je suis toujours choquée par la quantité de vêtements qu'il y a sous ce lit, ceux que les bouche-trous ont acheté et dont je ne veux surtout pas. Après avoir rangé, ou plutôt déplacé le foutoir vers un autre coin du lit, j'ouvre sans ménagement le tiroir planqué sous le sommier, et là, la chance me sourit, je trouve un puissant somnifère. Même si j'ai aucune foutue idée de pourquoi j'ai cette merde dans ma boîte d'urgence, je pourrais me débarrasser de la vieille et me faire de l'argent. Un verre, de l'eau et dans dix minutes je pourrai être dehors.

Je commence à avoir mal au ventre, je dois avoir faim. En passant par la cuisine, j'attrape un paquet de chips, ça devrait combler mon estomac et me rendre encore un peu plus grosse. Je sors, il fait beau, le soleil brille haut dans le ciel, mais il est trop faible pour me réchauffer; je ferme ma veste et pose mon casque sur mes oreilles. Je me laisse emporter par un dégueuli de guitares électriques sur une tartine de batterie a double pédales. Le quartier pue le luxe, ça me donne envie de gerber. Je continue d'avancer. Droite. Gauche. Gauche. Droite. Rond-point, troisième sortie. Tout droit pendant deux cents mètres, et j'arrive enfin dans la rue de Martyrs. En réalité, il suffisait de continuer tout droit pendant sept cents cinquante trois mètres environ, mais j'ai peur d'être suivie. L'ancien orphelinat dans lequel j'ai l'habitude de retrouver Gatsby est totalement différent de Condé. Ici, la nature reprend ses droits, à travers les fenêtres brisées et les murs à moitié écroulés, le lierre s'infiltre, il attaque le bâtiment, les corbeaux aussi. Les chips craquent sous mes dents comme les morceaux de verres étalés par terre. Je descends les escaliers entre les deux piliers rouges. Faire attention à la troisième marche, enfin ce qu'il en reste, la première fois j'ai failli rester coincée dans ce foutu trou. Le dortoir des garçons ressemble plus à une serre maintenant, j'écrase une araignée qui passait devant moi. Je déteste ces putains de bestioles. Le bus où la mauviette m'attend se trouve près de la dépendance, à l'est du hall principal. J'espère qu'il est là, ce con répond pas à mes messages. Je vois enfin le bus. Plus que quelques mètres. Je m'arrête net. Saloperie de crampe. La douleur m'a surprise. J'ai laissé échapper un cri, ma cuisse me fait mal. J'essaye de trouver une position plus confortable. Ma tête se relève vers le bus, mais ma vue se trouble, je vois flou. En essayant de ne pas faire tomber mon paquet, je ferme mes yeux. C'est là que je le vois; la voiture, et le sang, tout ce sang, y a trop de sang, non ? Je vacille, ouvrir les paupières, vite. J'ai failli faire tomber mes chips. Ma crampe est passée. J'avance, ça pue. On dirait un chat qui se serait fait écraser après avoir bouffé un rat crevé. Ou alors c'est un kebab plus très frais. Un bras dépasse de la porte du bus abandonné. Je reconnais la bague de Gastby, il a du s'endormir cet imbécile.

Ces pupilles sont tellement contractées que j'ai du mal à les discerner. Il baigne dans son propre vomi. Du sang coule de sa tête, il a du se cogner en tombant, puisqu'il y en a aussi sur le volant.

- Désolé la mauviette, mais si j'appelle les flics ou une connerie du genre, j'vais avoir des problèmes.

Je recule en titubant. Il pue. Je viens de manger ma dernière chips, mais j'ai toujours aussi mal au ventre. Je détourne le regard de mon dealer, fourre mon paquet dans ma poche droite et détale en courant. Je m'écroule dans les escaliers. Encore une crampe. Écorchée, je m'assois contre un des piliers. Elle me revient encore, cette image de malheur. Le sang qui coule le long de ses cheveux noirs, allongé à côté de la voiture. J'ai froid. Je me relève péniblement et décide de repartir. Je sais pourquoi j'ai mal au ventre, ça fait trop longtemps que j'ai pas pris de drogue. Et mon dealer est... Oui Gatsby est...Mort. Une overdose... Parce qu'il a pris trop de drogue... Et...Et moi ? Sans m'en rendre compte, j'ai continué tout droit, pas une seule fois j'ai regardé les reflets dans les vitres pour m'assurer que je n'étais pas suivie, je transpire, c'est horrible. J'dois puer. Puer le vomi. Non, c'est l'odeur de la mort ça. Heureusement, la porte du C18 se dessine devant moi. Merde ! Mes clefs.

- Marjorie ?, je supplie lamentablement.

Idiote, tu l'as droguée avant de partir. J'ai mal au ventre. Je redescends, je peux pas rester dans l'immeuble comme ça. Arrivée en bas, j'ai même plus la force de continuer, je me laisse tomber sur la dernière marche. J'suis carrément en manque, ça me fait flipper. Je me mets à trembler, j'ai froid. Et Mitch Lucker qui continue de hurler "You only live once"...

Les Larmes de l'IkebanaWhere stories live. Discover now