•Epilogus•

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Derrière une vitre translucide, une fine pluie se déversait dans les rues où les enfants avaient rangé leurs ballons et leurs bicyclettes, à la recherche d'un bon chocolat chaud ou simplement d'un réconfort visuel et chaleureux. Mais par delà ces rues désertes à cause d'une simple averse, se tenait une vieille femme aux traits tirés qui en avait vécu de nombreuses et pourtant n'était jamais rentrée chez elle. Elle était assise, seule, sur son canapé vert à fleur. En réalité, elle n'était pas si vieille que ça, mais les cauchemars troubles de son passé révoltant revenaient sans cesse, leitmotivs de ses instants sombres. Elle chérissait l'espoir de voir, dans sa mort, un souvenir heureux, aux couleurs brillantes et aux chatoiements onéreux. Elle ne rêvait que de ça, mais pour son sacrifice, le monde ne lui avait donné que ce terrible fléau de tristesse et de froid, tout ce dont sa vie avait été bercée depuis la "mort" de la Bête. Elle avait cessé d'éprouver des sentiments amoureux, voire même amicaux à l'égare des êtres humains. Elle n'éprouvait pas cette empathie qui la rongeait auparavant quand elle prenait la peine de regarder les informations à la télévision, elle n'avait plus l'impression d'appartenir à ce monde de malheur où elle devait expressément s'inquiéter pour les fardeaux des habitants de la Terre, elle se sentait si vide. Pourtant, une idée comique trottait dans sa lourde tête : si elle était la Réparatrice des Âmes, pourquoi son âme a-t-elle été brisée et surtout, pourquoi n'arrive-t-elle pas à la réparer ? 

Certains souvenirs enterrés remontaient parfois à la surface, la chaleur des flammes, la lourdeur du temps chargé, les bruits saccadés de tonnerre, le crachin désagréable... elle n'avait jamais cherché à ouvrir de nouveau cette manne de bouts de passé car contrairement à son journal intime de visions et de passages épisodiques, la boîte à mémoire laissait parfois s'enfuir ces fantômes noirs qui hurlaient et qui hantaient. Elle ne cherchait pas à tisonner le feu ardent de son adolescence, contrairement à beaucoup de femmes de son âge, mais elle ne pouvait s'empêcher de s'imaginer des scénarios différents de la réalité. Son plus gros regret était de s'être laissée amener chez sa fichue tante qui était finalement morte bouffée par son propre cancer. Si jamais elle s'était fait porter pâle, ou bien si elle avait couru plus vite, ou si elle avait même eu l'idée de tirer dans la vitre de sa voiture plus tôt, peut-être que James, Victor et Simon seraient assis à côté d'elle, beaucoup de rides supplémentaires sur le visage, souriants comme ils n'avaient jamais pu l'être et chérissant la présence de leur amie commune autour d'une table remplie de bonnes choses qu'elle aurait cuisinée malgré son aversion pour ces tâches, mais elle savait qu'avec le temps et l'amour, elle aurait pu apprécier à cuisiner. 

Mais au lieu de ça, elle achetait des repas à mettre au micro-ondes et à réchauffer en les commandant par Internet. Parfois, elle devait rester des jours sans manger car les livreurs avaient du mal à situer sa maison et même à la trouver, alors ils s'adonnaient à la pratique habituelle, bien embêtante pour la vieille femme. Au lieu de se rendre au point de rendez-vous donné, elle commandait une autre livraison en espérant que l'homme qui conduise soit quelque peu compétant et déterminé, car voilà bien quelque chose dont elle se souviendrait toute sa vie, même sur son lit de mort. Le pouvoir de la détermination, le domptage du corps qui obéissait au doigt et à l'œil, qui ne se laissait pas abattre, qui persévérait sans cesse, poussait ses limites à l'extrême et réussissait même à guérir ses propres plaies au besoin d'une demande vitale. 

La dame âgée savait qu'un jeune rouquin avec un appareil dentaire et des grosses montures noires n'aurait jamais cette détermination pour livrer des pizzas et de la purée de brocolis à une vieille dame vivant seule dans une maison isolée de la ville, cette demeure étant même située hors du cercle d'arbres formé autour de la petite bourgade. Elle le savait, ce n'était même pas une question de courage ou de couardise, c'était juste parce que cette tâche ne valait pas la peine d'être accomplie avec de la sueur sur le front et les mollets lapidés, contrairement au sauvetage de trois vies et du destin d'un monde entier, d'un équilibre entre le bien et le mal. Le monde n'avait pas freiné l'horreur pour autant, la corruption ne provenait pas uniquement des propositions alléchantes du démon sylvestre, l'humain était corrompu dès l'aube de la création de cette étrange interstice entre la lumière et les ténèbres. L'horreur avait cependant changé de formes, quelque chose que personne n'avait su décrire et ressentir, plus d'événements paranormaux ou de nouvelles surnaturelles, le monde était devenu réel pour tous, en bien comme en mal. 

Elle réfléchissait souvent à l'utilité de leur sacrifice. Au final, ils n'ont fait que sauver une petite ville au nom peu enchanteur, non ? Elle souffrait de se dire qu'ils pourraient être vivants et souriants à côté d'elle dans ces moments, mais se dire que la raison de leur manquement dans la maison était peut-être superflue bouleversait le cœur fragile de la femme. 

Elle était en pleine dépression et le monde ne tournait plus selon elle, mais cela, personne ne le savait. Les rares personnes avec qui elle communiquait avant n'avaient pas compris son positionnement soudain pour la tristesse et l'obscurité, elle qui avait toujours été heureuse et altruiste. Elle avait changé et tous ses amis et sa famille l'avaient compris et avaient décidé de la lâcher. La période de sa vie où elle était obligée de passer ses journées dans un hôpital psychiatrique l'avait définitivement achevée. C'était dans cet endroit où elle avait appris à mentir sur toute la ligne, que ce soit dans ses manies, ses habitudes et son regard. Elle avait appris à mentir et à renfermer sa colère et son chagrin. Elle n'eut jamais dit quoique ce soit par rapport au fameux soir, mais voir les autorités intriguées par cette explosion dans un bâtiment pourtant désert qui était, selon eux, le plus grand mystère, permit à cette haine de la connaissance de réduire en lambeaux son âme. Avait-elle été ainsi brisée ? Elle l'ignorait, mais tout comme le Monstre Monticule, elle n'avait pas réussi à contenir son âme. Elle ne craignait pas de finir comme son dernier adversaire, loin de là cette idée, mais elle n'ignorait pas le fait que son travail l'avait détruite. Si cette immonde créature était toujours en vie, elle ressentirait probablement ne serait-ce qu'un semblant de satisfaction. 

Sophie regardait la pluie taper sur sa vitre et se demandait pourquoi était-elle ainsi. Elle se demanda surtout pourquoi elle était vivante. 

Elle se leva, se dirigea vers une petite boîte enfermée à double tour cachée dans l'une de ses grandes armoires. Elle sortit une clé de sa poche et ouvrit la boîte. Elle prit le même contenu qui lui avait permis de s'enfuir de la banquette arrière quelques années auparavant et l'utilisa en le fourrant à l'intérieur de sa bouche.

Maman, pourquoi me regardes-tu ainsi ? 

Ad BaneDonde viven las historias. Descúbrelo ahora