Ombre sur les falaises [En Pause]

Jenny ( Une terrible découverte )

Je suis allongée dans la lande, en train de photographier une mouette donnant à manger à ses petits. Le nid est perché dans une alcôve sur le flanc de la falaise et il est bien protégé du vent.

Parfois je me dis que ce serait bien d'être une mouette. Non pas que ce serait réellement mon souhait parce que manger des vers et rester toute la journée dans le froid ne me fait pas du tout envie c'est juste que tout doit être beaucoup plus simple quand on est une mouette.

C'est vrai , quel volatile sur cette falaise doit supporter ce que moi j'endure ? Je suis sûre que aucune mouette ne se souvient de ses parents une fois qu'elle est assez grande pour se débrouiller seule donc si ils meurent et bien tant pis ça ne lui fait rien. Hélas, je ne suis pas une mouette et je me souviens parfaitement de mon père. Assez pour qu'il me manque horriblement.

Enfin ! Ça suffit les réflexions débiles sur les mouettes, j'ai autre chose à faire. Je me lève et marche quelques minutes le long des falaises en savourant la caresse du vent et des embruns sur ma peau.

C'est ici que je suis bien, seule. Là où aucun psychiatre ne va chercher à savoir pourquoi je ne parle plus. Là où j'ai enfin l'impression de respirer à peu près normalement et de me défaire du poids insoutenable qui pèse sur ma poitrine. Là où je suis sûre que Gwen n'est pas en danger à cause de moi.

En fait, s'il n'y avait pas ma soeur, je serais parfaitement bien ici. Je pourrais profiter du silence et de l'air pur sans sentir la culpabilité m'étouffer un peu plus à chaque seconde. Je pourrais me sentir libre. Sauf qu'il y a Gwen.

Gwen qui est la seule de mon entourage à ne pas accepter mon silence. Gwen qui vient frapper à ma porte presque tous les soirs dans un remake sinistre de "je voudrais un bonhomme de neige" (pas les deux premiers couplets joyeux mais le dernier). Gwen qui me supplie à chaque instant de lui parler à nouveau. "Jenny, je t'en prie, dis moi quelque chose. N'importe quoi. Juste un mot. Jenny réponds moi. Jenny!"

C'est pour ça que j'ai décidé de l'éviter par tous les moyens. Que je la fuis, que je refuse même de croiser son regard. Elle a déjà failli me faire craquer plusieurs fois et cela je ne peux pas me le permettre. Un seul faux pas et je risquerai la vie de ma soeur.

Comment je le sais ? C'est compliqué à expliquer mais... Je le sais, c'est tout. Depuis toute petite, j'ai des visions étranges, des mauvais rêves, hallucinations qui se réalisent toujours. Avant Youki, nous avions un Golden retriever nommé Chouquette. J'avais rêvé de sa mort et il s'est fait écrasé par une voiture quelques jours plus tard.

J'avais vu que papa allait mourir. Je l'avais senti au plus profond de moi et c'est arrivé. C'est arrivé et je sais que si Gwen et moi nous rapprochons à nouveau, il lui arrivera la même chose. Je ne peux pas la perdre. Pas elle. Elle a beau n'avoir que quelques minutes de moins que moi, je l'ai toujours considéré comme ma petite sœur et mon rôle c'est de la protéger quoi qu'il en coûte.

Le cauchemar que je fais presque chaque nuit, celui où Gwen se fait tirer dessus à ma place. Ce n'est pas un cauchemar. C'est une vision, une prémonition, un aperçu du futur. C'est ce qui arrivera si ma sœur et moi restons proches. Personne n'a envie de se sacrifier pour quelqu'un qui refuse de le voir depuis un an et qui n'est jamais là pour lui pas vrai ?

Vous êtes libres de ne pas me croire. D'ailleurs, personne ne me croirait, c'est pour ça que je n'en n'ai jamais parlé à quelqu'un. Mais je n'ai pas besoin que quelqu'un me crois. Je dois juste continuer à me taire (ce qui soit disant passant ce n'est pas la partie la plus difficile étant donné que je ne suis effectivement incapable de prononcer un mot ), continuer à ne plus vraiment faire partie de sa vie.

Je l'ai vu avec Tanguy de nombreuses fois et, j'ai beau le haïr de toute mon âme, je sais qu'il fait énormément de bien à ma sœur et qui ne lui fera jamais de mal. Ça aussi comment je le sais ? Je le sais c'est tout. Ce n'est pas une science exacte mais j'arrive souvent à déchiffrer les sentiments des autres et quand Tanguy regarde Gwen, je vois qu'il est amoureux d'elle. Et je vois qu'elle ressent la même chose.

Ce n'est pas un truc automatique c'est juste...parfois je ressens des choses quand je regarde quelqu'un, comme si l'espace d'un instant j'avais accès à ses pensées. Je peux sentir ses peurs ou ses doutes, ses sentiments... Généralement ce genre de flash ne durent que quelques secondes et en plus, cela n'arrive pas avec toutes les personnes que je croise. C'est même assez rare en fait. Pourtant, croyez moi, vous seriez surpris de voir ce qu'on peut apprendre sur quelqu'un en aussi peu de temps.

J'ai dit  avant que je n'en avais jamais parlé à personne. C'est faux. Mon père était au courant. Il était au courant et il savait que je disais la vérité. Quand je lui en ai parlé pour la première fois, il a fait mine de ne pas comprendre. Il m'a dit que j'affabulais, que c'était un fantasme de petite fille (je ne devais pas avoir plus de sept ou huit ans). J'ai insisté, insisté, insisté et il a fini par craquer.

Il m'a attrapée par le col de ma veste et a approché son visage à quelques centimètres du mien. Il m'a attrapée et ensuite, il m'a hurlé dessus si fort que je me suis mise à pleurer. " Tu crois peut être que ce n'est qu'un jeux, que cela te donne un avantage sur tes petits camarades mais ce pouvoir c'est la mort. À ton âge, tu es peut être trop jeune pour comprendre cela mais les adultes n'aiment pas que quelqu'un fouille dans leurs secrets. Cela peut les rendre dangereux. Très dangereux. Et ce n'est pas parce que tu es encore une enfant qu'ils hésiteront à te faire du mal. Tu n'en parleras plus jamais, Jenny. Ni à moi, ni à ta mère, ni à ta soeur ni à personne. Promets le moi - comme je tardais à répondre, il s'est mis à me secouer comme un prunier en hurlant de plus belle - Promets le moi !"

J'ai promis. J'ai promis et je n'oublierai jamais ce jour là. La seule fois où mon père a élevé la voix contre moi. Je comprendrais plus tard qu'il m'avait sauvé la vie.